PORTRAITS DE LA NEWSLETTER


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Lydie Lescarmontier

Glaciologue, formatrice à l’Office for Climate Education

Un portrait dans le 28 minutes d’Arte… Une invitation à C Politique aux côtés d’Yves Coppens… En ce mois de février 2021, Lydie Lescarmontier, 35 ans, hier encore inconnue, se voit soudain promue « porte-parole des Pôles » et championne de la lutte contre le réchauffement climatique. Nous ne nous en doutions pas, lorsqu’en septembre 2020, nous l’avons invitée à intégrer le jury de notre concours Les Fairiades : « SOS planète en danger : mobilisez vos talents pour la sauver ! » Tout juste savions-nous qu’elle venait d’achever un livre, La Voix des Pôles, racontant son histoire… Et qu’elle travaillait pour l’Office for Climate Education, sous l’égide de l’Unesco. Globe-trotter du réchauffement climatique ! Telle est aujourd’hui la mission de Lydie, qui parcourt le monde pour aider les enseignants de tous les pays à préparer la jeune génération aux défis nouveaux qui l’attendent. Une vocation, assurément. Mais avant de la découvrir, que d’errements, que de doutes, et combien d’aventures… Portrait d’une jeune fille ordinaire qui prouve qu’il n’est nul besoin de dons extraordinaires pour se forger un destin singulier et contribuer à changer le monde – à sa façon.

Au commencement était l’ennui… et un heureux hasard

Bien des jeunes Français peuvent s’identifier à Lydie Lescarmontier : une enfance campagnarde sans histoire au fin fond du Berry, un parcours scolaire honorable – suffisamment pour intégrer une petite école d’ingénieurs… et s’y ennuyer. « Qu’est-ce que je fais là ? » se demande-t-elle, comme beaucoup d’étudiants d’aujourd’hui, qui n’ont pas choisi leur voie, se laissant porter par leurs bonnes notes dans les « matières qui comptent » - maths et sciences. Comme beaucoup d’entre eux là encore, Lydie a toujours eu la vague ambition de travailler « pour l’Environnement ». Aussi, pour se désennuyer, tente-t-elle une année de césure en océanographie… sans se douter que ce petit pas de côté va changer sa vie. Aspirants à la vocation, retenez cette première leçon : c’est dans l’écart, le pas de côté, que réside souvent le salut. Pas de « déclic » sans l’audace de sortir un jour de la voie toute tracée. Et pour trouver en soi cette audace, rien ne vaut ce sentiment pénible : l’ennui. 

Comme bien souvent, le hasard lui donne un coup de pouce : en panne de stage pour son master, Lydie, d’un tempérament plutôt indolent, répond à une annonce du CNES que lui signale un copain… Quatre mois dans un labo toulousain de glaciologie ? Pourquoi pas ! Ce n’est pas à l’excellence de son dossier que Lydie devra d’être retenue, mais à un banal bug informatique dont pâtissent les autres candidats. Un « coup de bol », en somme ! Mais elle ne se doute pas que ce sera le dernier avant bien longtemps. 

Une chance, vraiment ? 

Quand on survole rapidement l’histoire de Lydie Lescarmontier dans les années qui suivent, on se dit que cette jeune fille a bien de la chance. Sans l’avoir cherché ni voulu, sans vocation particulière, voilà qu’une étudiante en panne d’inspiration se retrouve projetée à bord du mythique Astrolabe, le brise-glace où chaque année quelques heureux élus – scientifiques, « campagnards » des stations polaires Dumont d’Urville et Concordia – font le périlleux trajet de la Tasmanie à l’Antarctique… Sa mission ? Découvrir les secrets d’un glacier colossal, le Mertz, sur la côte Est du continent ! Parce qu’elle était au bon endroit, au bon moment, le petit stage de Lydie s’est en effet converti en thèse. La voici apprentie glaciologue, aux côtés d’un directeur qui, miracle, préfère le « terrain » au confort des labos et l’emmène dans ses bagages… Au menu : les « rotations » du brise-glace dans la banquise, parmi les polynies, les hummocks, les orques et les manchots. Les vols en hélico avec des pilotes chevronnés, le crapahutage sur un glacier vierge… Et à la clé, la fierté de contribuer à percer les mystères du réchauffement climatique, en foulant un glacier jusqu’alors jamais étudié. 

Mais ce menu merveilleux n’est écrit que sur le papier. Car dès ses premiers jours à bord de l’Astrolabe, la poisse la plus acharnée va s’attacher aux pas de Lydie. Glaçon coincé dans l’hélice du brise-glace. Crash d’hélico dans lequel périssent quatre camarades. Cinquante jours bloquée dans la banquise, avec la faim au ventre quand les vivres viennent à manquer, l’angoisse quand la tension à bord du navire en dérive se met à monter… L’échec, surtout, de ces quatre missions scientifiques : tant convoité, le Mertz ne se sera laissé approcher qu’une fois, gardant jalousement ses secrets. Et quand Lydie, sa thèse en poche – tout de même ! – migrera vers d’autres terres du continent pour y effectuer son post-doc, la poisse, fidèlement, la suivra. Trois missions – trois échecs, dus à une météo qui s’ingénie malignement à lui barrer la route.

L’épreuve du doute

Il est toujours tentant de tirer des leçons définitives d’une malchance acharnée… Abandonner, lassé par trop d’adversité : « Ce n’est pas fait pour moi ! ». S’obstiner au contraire, envers et contre tout : « J’aurai le dernier mot ! ». Lydie, plus mesurée, ne cède à aucune de ces facilités, considérant plutôt ces péripéties douloureuses comme un enseignement. Que lui auront apporté ces années difficiles ? D’abord, un coup de foudre qui a marqué sa vie : celui qu’elle a d’emblée éprouvé pour le continent Antarctique, sa beauté absolue et sa sauvagerie. Cette malchance, comprend-elle, n’en est pas une : elle traduit seulement la puissance colossale de la Nature, face à laquelle l’homme n’est rien, et son indifférence totale à l’humain. Elle traduit aussi la folie suicidaire de l’homme, en partie responsable de toutes ces péripéties par le réchauffement climatique qu’il a provoqué. Car si l’Astrolabe est resté bloqué cinquante jours dans les glaces, c’est notamment en raison du dérèglement climatique qui chamboule le rythme des saisons, faisant ici fondre la glace et là, l’épaississant. Les signes de cette fin annoncée d’un monde, Lydie ne les a qu’entrevus lors de ses pérégrinations dans l’Antarctique Est, le lieu le plus épargné de la planète. Mais ils sont là, déjà, menaçant l’ensemble du système Terre dont les Pôles sont un élément déterminant. Et il y a urgence à réagir, si l’homme ne veut pas voir disparaître très vite le monde qu’il habite et qui l’a forgé. 

Oui mais, comment agir ? Lydie doit se l’avouer : la recherche, contrairement à ce qu’elle avait cru, n’est pas sa vocation. Crapahuter sur le terrain, à merveille ! Mais pour deux mois par an dans les glaces, combien de milliers d’heures seule face à son ordinateur, avec un résultat pour le moins hasardeux… Est-elle utile ainsi, vraiment ? Et si, n’écoutant que son amour pour les glaces, elle jetait la recherche aux orties pour rejoindre les originaux qui vivent à l’année dans les stations polaires, le serait-elle davantage ? A l’approche de la trentaine, Lydie, en proie au doute, frôle de près la dépression…

La révélation

Cette fois encore, c’est un pas de côté que viendra le salut. Alors qu’elle balance, indécise, l’idée lui vient de mettre à profit ses vacances pour découvrir l’autre Pôle : l’Arctique, en proposant ses services comme guide. C’est là que l’attend le déclic. « Là », sur le bateau de croisière où elle découvre avec stupeur le recul foudroyant de la banquise, la fonte sidérante des glaciers… Où les touristes climatosceptiques, qui à leur arrivée saluent d’un éclat de rire les mots « réchauffement climatique », se dessillent grâce à elle et repartent transformés. Et si c’était ainsi qu’elle pouvait faire œuvre utile ? Non en s’immergeant dans les Pôles, mais se faisant leur héraut, pour porter le message qu’ils envoient à l’humanité : « si vous nous laissez dépérir, c’est votre monde qui disparaîtra ! Préservez notre beauté, notre indifférence – et vous survivrez . »

Voilà trois ans que Lydie Lescarmontier n’a plus posé un pied sur les glaces polaires. Adieu, le glacier Mertz, l’Astrolabe, les manchots ! Un sac de glaçons, une bassine, quelques photos de l’Antarctique : voilà à quoi se résume désormais son équipement. Il n’en faut pas davantage pour faire entendre la voix des Pôles aux quatre coins de la planète, devant des parterres d’enseignants appelés à former les générations de demain, confrontées à ce grand défi : « SOS planète en danger. Mobilisez vos talents pour la sauver ! »

Membre du jury des Fairiades, Lydie Lescarmontier rencontrera le public scolaire à Mirmande le 28 mai à l’occasion du Festival des Vocations. Elle dédicacera son livre La Voix des Pôles sur le stand de la Nouvelle Librairie Baume.

Partenaire des Fairiades, l’Office for Climate Education consacrera dans sa revue un reportage sur les élèves lauréats du premier prix. 


Thanh Nghiem

Ingénieure, créatrice des Crapauds fous et de Right to Repair

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La voie royale

Pierre Rabhi a son colibri. Les animaux fétiches de Thanh Nghiem sont l’abeille et le crapaud, emblèmes de sa vocation. Polliniser, emprunter les chemins de traverse… C’est à quoi s’emploie cette ingénieure des Mines, ex-virtuose des fusions-acquisitions et autres OPA, depuis quinze ans qu’elle a brisé net une carrière fulgurante pour contribuer, à sa façon, à réparer le monde… et s’accomplir enfin.

S’accomplir ? Pour cette Vietnamienne issue d’une famille de « grosses têtes », dont le grand-père polytechnicien, ministre de l’Education au Vietnam, possède une plaque à son nom dans le hall de l’école des Ponts, ce verbe sera d’abord synonyme de « réussir à l’école ». Et quel succès ! Classes préparatoires scientifiques, Ecole des Mines brillamment intégrée à 19 ans… Thanh caracole en tête dans la voie royale. Pourtant, elle déteste maths et physiques, et ne rêve que d’écrire, dessiner, faire de la philo. A 22 ans, tout juste sortie de l’Ecole, elle croit enfin pouvoir dérober une année pour faire un tour du monde. Mais McKinsey, le grand cabinet de consultants, lui offre un pont d’or. Comment refuser ? Elle compte signer pour deux ans – elle y restera treize, empochant au passage un MBA de l’INSEAD et devenant la première femme nommée « Partner » à l’âge record de 30 ans. En droguée du travail, Thanh court après sa vie, une vie coupée du réel, à brasser des milliards et sauter d’un avion à l’autre, avec pour domiciles les grands hôtels internationaux. Mais alors qu’elle a 32 ans, elle apprend que sa mère est atteinte d’un cancer en phase terminale. C’est la déflagration, le retour du réel. Thanh rentre en France pour l’accompagner. Quatre ans plus tard, Mme Nghiem est encore là… Mais Thanh n’est plus la même, pour l’avoir entendue si souvent répéter « chaque jour est une vie ». En 2002, elle fait ses adieux au monde des affaires.

Naissance d’une abeille

Un verbe revient souvent dans les phrases de Thanh Nghiem : « polliniser ». Attraper çà et là le pollen niché dans le cœur des fleurs pour le déposer dans d’autres et les féconder. Sans le vol de l’abeille, pas de fécondation… Après avoir passé « toute sa vie en l’air », comme le businessman de la chanson, Thanh découvre sa vocation : elle sera une abeille. Son pollen ? Les milliers d’idées qui sommeillent en chacun, et qui demeurent à l’état virtuel faute de fécondation. Le mécanisme de celle-ci lui est soufflé par son époque, celle du boom du Web 2, des blogs, des wikis et des premiers réseaux sociaux… Grâce aux hackers qui travaillent sur des logiciels libres, elle acquiert vite les clés technologiques du partage des savoirs. Et son projet peut voir le jour : un incubateur de projets au service de la communauté – développement soutenable, économie sociale et solidaire. Et surtout, un incubateur gratuit : « Pourquoi ce qui peut être utile à la communauté devrait-il être payant ? », dit celle qui fut une des mieux rétribuées chez McKinsey. Avec son incubateur Angenius, Thanh accompagne des dizaines de projets. Mieux, elle les suscite, profitant de son enseignement en grandes écoles et ailleurs pour faire éclore des vocations d’entrepreneur chez ses étudiants. De cette expérience naîtra un livre, préfacé par Nicolas Hulot : Des abeilles et des hommes. Passerelles pour un monde durable (Bayard, 2010). 

Mais Thanh en a l’intuition : les bonnes idées ne sont pas l’apanage que de quelques-uns. Elles existent sûrement ailleurs, dans bien d’autres cerveaux, attendant le déclic qui leur permettra de se réaliser. Où aller les chercher ? Une rencontre la met sur la voie, celle d’un ancien condisciple de l’INSEAD projetant de monter une Fondation pour les surdoués qui souffrent de problèmes mentaux. Adepte des neurosciences, Thanh est fascinée par les « cerveaux » qui ne fonctionnent pas comme les autres. Ceux des surdoués bien sûr, mais aussi ceux des prétendus sous-doués, des artistes, des atypiques, bref, tous ces individus qui, sans être « anormaux », sortent de la norme. En les excluant, se dit-elle, la société se prive d’un trésor : celui d’une pensée, d’un talent différents. Ce dont a pourtant grand besoin un monde en pleine mutation, et qui peine à se réinventer. Comment donner à ces hommes et ces femmes le pouvoir d’agir sur une société qui les ignore ? Thanh fait part de son questionnement à deux proches amis, le mathématicien Cédric Villani et l’éditeur Florent Massot, qui rêve de changer le monde par les livres. Et c’est ainsi que naît l’idée des Crapauds fous, en octobre 2016.

Les Crapauds fous

« À la saison des amours, mus par un instinct grégaire, les crapauds migrent tous dans la même direction. S’il leur faut traverser des routes, ils se font alors massivement écraser sous nos pneus. Seuls survivent les individus atypiques qui vont à contre-courant ou s’aventurent dans les tunnels conçus sous les routes à leur intention. Leurs congénères pourraient les traiter de fous… C’est pourtant grâce à eux que l’espèce survit. » [Thanh Nghiem, Manifeste du crapaud fou.)

Après l’abeille pollinisatrice, ce sont les « crapaud fous » qui inspirent à Thanh Nghiem et Cédric Villani un projet qui, paradoxalement, doit beaucoup à Donald Trump, puisque le déclic vint à Thanh à la suite de l’élection de celui-ci à la présidence, alors qu’elle séjournait en Californie. « Comme tout le monde autour de moi, j’ai été assommée par la nouvelle, confie-t-elle. Comment une telle chose avait-elle pu arriver ? J’ai contacté mes amis hackers, pour leur demander leur avis… » Leur réponse tombe aussitôt : cette élection est le pur produit du dévoiement des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. Elle n’est que la première catastrophe d’une longue série, inévitable si on ne change rien. 

Le mouvement des Crapauds fous vient de trouver son socle. Il sera un appel à l’action, lancé à tous les citoyens, pour empêcher non pas une, mais trois catastrophes annoncées, trois « tsunamis » qui menacent l’humanité : 

  • Le tsunami démocratique, que préparent les réseaux sociaux en détruisant l’idée même de vérité à travers les fake news ;

  • Le tsunami de l’Intelligence artificielle, avec ses Big Data en passe d’échapper à notre contrôle ;

  • Le tsunami climatique et écologique, ciblé déjà par Angenius à travers les projets qui y sont incubés.

Pour échapper à ces trois déferlantes en passe d’écraser l’humanité, comme les pneus les cohortes de crapauds, il faudra faire non pas un, mais des milliers, des millions de pas de côté. Emprunter les chemins de traverse dont les cartographes ne peuvent être que des crapauds différents - des individus assez libres et assez audacieux pour sortir des chemins battus. C’est ainsi qu’avec Cédric Villani et 34 autres personnalités, Thanh rédige le Manifeste des Crapauds fous, boîte à outils pour ceux qui veulent voir le monde autrement, changer de lunettes et passer à l’action. « N’importe qui peut être, ou plus exactement agir en crapaud fou, précise-t-elle, dès lors qu’il fait quelque chose de différent et le partage avec les autres pour changer les choses. » A lui seul, un crapaud ne peut évidemment changer le monde. Mais si tous les crapauds se mettent en chemin en même temps pour faire ensemble un premier pas, ils peuvent, en cohorte, façonner le monde de demain. 

Pleins feux sur la réparation

Les voies des crapauds sont imprévisibles… Il faut être vraiment fou pour se piquer de rendre réparable ad vitam aeternam le symbole même de l’obsolescence programmée : le téléphone portable. C’est pourtant l’idée d’un « crapaud » chinois, qui élabore un modèle de cellulaire coûtant à peine cent euros, et dont toutes les pièces peuvent être changées. Thanh est conquise. Aussi, lorsqu’en 2018, la créatrice de 100% Inclusion lui demande de candidater à son Appel à Projets, est-ce à ce projet qu’elle pense aussitôt. Ou plutôt, à l’idée qu’il incarne et défend : le droit des objets à être réparés, dans une société du « tout-jetable » qui, non contente d’épuiser les ressources, fait étouffer la planète sous les déchets. Et le droit, pour chacun, de recouvrer la maîtrise des objets devenus des boîtes noires. Retenu par le PIC 100 % Inclusion, Right to Repair – ainsi s’intitule le projet - reçoit une dotation de quelque 10 millions d’euros. Parallèlement, ce sont des dizaines d’organisations qui, à travers l’Europe, lancent, soutiennent et portent des milliers d’initiatives en faveur du droit, pour chacun, de réparer ses objets.

Ce droit à la réparation, Thanh l’étend aux humains – ces « décrocheurs » laissés sur le bas-côté par l’école, et qui, elle en a la conviction absolue, possèdent tous un talent ne demandant qu’à éclore. Aussi propose-t-elle à 1500 d’entre eux, à Marseille, Roubaix et Montreuil, de se former et d’être accompagnés pour révéler ce talent et le transformer en projet. Financés par Right to Repair, ils sont accueillis pour trois ans par des structures locales. Telle la start-up d’inclusion sociale Synergie Family, montée par d’anciens décrocheurs dans les quartiers sensibles de Marseille, qui, en à peine trois ans, est montée à 300 salariés. Comme quoi, l’avenir appartient aux crapauds fous !

Et vint la Covid-19

La survenue de l’épidémie de Covid-19 marque un tournant dans la vie de tout un chacun – celle de Thanh Nghiem aussi. « Les tsunamis annoncés dans le Manifeste du Crapaud fou sont en train de se réaliser, dit-elle. Montée des GAFAM, du Big Data. Basculement dans un monde de la post-vérité dont la science, le politique et l’engagement citoyen sortent profondément meurtris, notamment après le second confinement. » Plus de 20% des Français sont en grave détresse. La solution, dit Thanh, est à la fois individuelle et collective : elle réside dans le talent que chacun porte en soi, et dans la mise en commun de ces talents au sein de communautés de partage à l’échelle des territoires. 

Pour l’heure, Thanh s’est retirée dans le petit chalet situé non loin de Gap où elle vit désormais avec sa compagne, pour se remettre à l’écriture et au dessin. Elle y incube un livre qui sera illustré par elle. Un film documentaire, aussi, dédié aux « atypiques » désireux de se connecter aux autres pour faire quelque chose de leur vie. 

Thanh Nghiem sera présente au Festival des Vocations, où elle participera à la table ronde « La Réparation est-elle l’avenir du XXIe siècle » le dimanche 30 mai 2021. 


Henri Vacquin, sociologue du travail

Vivant entre Mirmande et Paris, Henri Vacquin, spécialiste reconnu des conflits au travail, vient d’être élu Président de l’Association Les Chemins du Faire, qui a conçu et organise le Festival des Vocations.

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Sociologue du travail, spécialiste des conflits en entreprise, Henri Vacquin n’a jamais suivi un cours de sociologie, ni à la Sorbonne ni ailleurs. Ses diplômes, qu’il énumère avec fierté ? Un baccalauréat – technique, s’empresse-t-il de préciser – et un CAP d’ajusteur. Son maître ? Ni Weber, ni Marx, ni Durkheim, ni Bourdieu, mais un oncle natif du Val d’Aoste, en Italie - comme tout le reste de la famille - et quant à lui fraiseur outilleur. Gravée au fer rouge dans la mémoire de son neveu, son unique leçon tenait en quelques mots : « Saboter son travail, c’est se saboter soi-même ». Le jeune Henri devait en faire son viatique, dans une longue carrière dédiée à la réhabilitation du travail sacrifié sur l’autel de l’emploi.

Un bon élève doué de ses mains

Dans la famille Vacquin, on a deux traditions : le culte du travail et le militantisme syndical. Le père, immigré italien, ne fait pas exception à la règle, qui partage son temps entre son métier de chauffeur de taxi et le militantisme. « Travaille bien à l’école ! dit-il au jeune Henri. Le responsable syndical doit être le meilleur Compagnon. » Le garçon applique à la lettre la consigne paternelle, ce qui lui vaut d’être vite repéré par son instituteur pour ses excellents résultats. « Le petit doit continuer l’école ! », annonce ce dernier à la mère, si saisie par la visite de cet important personnage au domicile familial qu’elle en oublie de lui offrir un café. Henri a sa voie toute tracée : il doit entrer à l’Ecole normale pour devenir instituteur.

Mais les hasards de la vie font qu’un jeune ingénieur des Arts et Métiers emménage dans la maison voisine des Vacquin. L’enfant et le jeune homme sympathisent, rapprochés par une passion commune pour le Meccano. L’habileté manuelle du premier, par ailleurs brillant en mathématiques, n’échappe pas au second. C’est qu’à l’école primaire de Bezons où Henri suit sa scolarité, trois heures par semaine sont consacrées au travail en atelier ! Manipuler le bois, la ferraille, avec de vrais outils – râpe, lime douce, varlope… Un apprentissage ni plus ni moins valorisé que celui de l’orthographe ou des tables de multiplication. L’Ecole normale ? Mais non, Henri est fait pour entrer aux Arts et Métiers ! affirme l’ingénieur au père aussitôt convaincu. Et c’est ainsi qu’en 4e, après avoir réussi le concours d’entrée, Henri Vacquin se prépare à une formation de Gadzart dans un grand lycée parisien.

En ce temps-là, bien avant le collège unique, la voie technique et professionnelle n’est pas considérée comme un pis-aller pour élèves en difficulté. C’est un autre monde, tout simplement. Si, au lycée Chaptal, une cour dite « cour des ateliers » est réservée aux futurs Gadzarts, si l’on y porte la blouse grise quand celle des autres lycéens est blanche, cette séparation n’a rien de hiérarchique. Aussi bien, seuls les gadzarts sont capables de se mettre au tour et à la fraise pour faire tourner une bécane, et ils n’en sont pas peu fiers. Les futurs polytechniciens, quant à eux, n’y entendent rien - à chacun son domaine. 

Caracolant en tête de sa promotion, Henri profite du savoir-faire que lui valent huit heures d’atelier hebdomadaires pour payer ses études en travaillant en usine pendant les vacances. Ajusteur P1 dans une fabrique de montage de pompes, il s’essaie aussi à la chaudronnerie, manquant de peu son CAP. Il n’a pas dix-huit ans qu’il connaît déjà l’entreprise de l’intérieur. 

Peut-être cette expérience parmi les travailleurs de l’industrie aura-t-elle contribué à ce singulier retournement : bien que promis à la réussite, Henri Vacquin ne se présentera jamais au concours d’entrée aux Arts et Métiers.

Illusions perdues d’un militant

La fibre syndicaliste ancrée dans sa famille devait avoir deux effets contradictoires sur le parcours peu commun d’Henri Vacquin : le faire renoncer à la carrière d’ingénieur, sitôt son bac technique en poche, pour se lancer dans le militantisme à temps plein. Puis le faire rompre avec les Jeunesses communistes et le Parti pour s’immerger dans le monde de l’entreprise en tant qu’observateur et analyste.

Pour comprendre cette apparente contradiction, il faut en revenir à la leçon de l’oncle : « Saboter son travail, c’est se saboter soi-même ». L’oncle parlait en connaissance de cause, lui qui, sommé par son devoir patriotique de pratiquer le sabotage pendant la Deuxième guerre mondiale, dut recourir à un singulier expédient pour calmer sa conscience professionnelle : ne saboter son travail… qu’après l’avoir intégralement exécuté dans les règles de l’art. Ce culte du travail bien fait, Henri Vacquin s’en aperçoit très vite, est parfaitement étranger au syndicalisme français. Seul importe de « faire la révolution ». Mais cette révolution, qu’apportera-t-elle aux travailleurs ? 

Qu’il soit pratiqué en URSS selon les méthodes de Stakhanov ou en Occident selon celles de Taylor, le travail en usine se ressemble étrangement. Ici comme là-bas, l’ouvrier reste dépossédé de son autonomie par le travail « prescrit ». Une même perversion hiérarchique fait du subordonné un pur exécutant, le privant de sa capacité d’interpréter sa tâche et d’y mettre du sien. Ici, au nom du bolchevisme ; là, au nom du libéralisme. Et ce déni de perversion, Henri Vacquin a pu le constater au Bureau du Parti comme en entreprise, est également partagé en France par la hiérarchie et les syndicats. 

Il en acquiert la conviction : ce n’est par le militantisme qu’il pourra vivre pleinement son engagement au service des travailleurs et des citoyens. C’est en se plongeant dans le monde de l’entreprise, afin de percer à jour les véritables raisons des conflits qui montent les uns contre les autres les subordonnés et leurs chefs. Et, par ce biais peut-être, faire bouger les choses. 

Manuel et autodidacte : un sociologue pas comme les autres

Lorsqu’il remet sa première « analyse de conflit a posteriori » au comité exécutif d’une entreprise qui la lui a commandée, Henri Vacquin ne soupçonne pas qu’il puisse être en train de faire œuvre de sociologue. En bon autodidacte, sa méthode, il est en train de se la forger empiriquement. S’immerger dans une entreprise affaiblie par un conflit au travail. Discuter librement avec tous, de la secrétaire au contremaître, de l’ingénieur à l’ouvrier spécialisé. Admettre très naturellement qu’il ne sait rien, et demander à son interlocuteur de lui expliquer. Ecouter. Analyser. Henri n’a pas de diplômes universitaires. Mais il connaît bien les métiers et l’atelier, et comprend en un quart de tour les problèmes techniques qui peuvent se poser.

Et, de mission en mission, il découvre que son oncle avait raison. Ce dont souffrent les travailleurs, c’est de devoir au quotidien saboter leur travail. De se voir imposer des process souvent imbéciles et inefficients, qu’il leur faut contourner en douce pour bien faire leur travail – délinquance professionnelle ! D’exécuter huit à neuf heures durant un travail qui n’a pas de sens, dans une organisation viciée à la base.

Pendant ce temps, les syndicats et les patrons s’affrontent, piétinant dans une conflictualité stérile.

« Tout ce que veut la CGT, c’est foutre le bordel, c’est le socialisme ! » vitupèrent les patrons. Et ils n’ont pas tort : jusqu’en 1995, l’article 1 de la CGT explique noir sur blanc que le but du syndicalisme est d’uvrer à l’instauration du socialisme

« Tout ce que veulent les patrons, c’est exploiter les travailleurs, c’est le capitalisme ! » vocifèrent les syndicats. Ils ne se trompent pas, eux non plus. 

Et lorsque Henri Vacquin, sa mission achevée, leur fait part des véritables raisons pour lesquelles les travailleurs ont débrayé, les uns comme les autres – syndicats et patrons – sont également interdits. Car celles-ci se résument à une seule : l’aspiration à pouvoir bien faire son travail, enfin.

Le Festival des Vocations

Aujourd’hui retraité, Henri Vacquin l’autodidacte s’est vu reconnaître le titre de « sociologue du travail » par ses pairs, pour la qualité et l’originalité de ses travaux. Convaincu que la fonction réelle du travail est de permettre à l’individu de découvrir son utilité sociale et de forger son équation en tant que travailleur comme en tant que citoyen, il voit dans le Festival des Vocations un révélateur salutaire.

« Ce Festival permettra de révéler non seulement le potentiel de personnes cabossées par leur travail, mais aussi les dysfonctionnements qui les ont menées là. Mettre en avant la vocation, c’est rendre au travail ses lettres de noblesse. » 


Khelil Aitout, SERVITeur de l’Humanitaire - Fondation Merieux

« Il suffit d’éclairer la route pour ne plus tomber dans les trous ».

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Réparer des écoles et des hôpitaux là où tombent les bombes ; aider les jeunes de la Drôme cabossés par la vie à se réinsérer : voilà à quoi s’occupe Khelil Aitout depuis bientôt trente ans. Hier, nous devisions gaiement à l’AG des Tracols, association d’insertion bien connue des Drômois, sise aux confins du Vercors. Demain, il aura déjà filé en Irak, boucler un chantier pour la Fondation Mérieux. Le point commun entre les deux ? « Trouver, dit-il, la solution idoine pour résoudre chaque problème. »  Qu’il s’agisse de logistique ou de psychologie…

Le temps de l’enfance

Avant de réparer les autres, ce fils d’immigrés algériens a d’abord dû se réparer lui-même. 1967. Au lendemain de la Guerre d’Algérie, Khelil Aitout arrive à Grenoble à cinq ans sans parler d’autre langue que le kabyle. Son père a beau l’éduquer en bon citoyen français, les rancunes sont tenaces, et le garçon se heurte comme bien d’autres au racisme ordinaire - pas toujours, mais parfois. Jusque dans les salles de classe du collège, où son tempérament le fait souvent tomber dans le piège du conflit « dont on sort forcément perdant. » Et c’est un racisme insidieux qui brise dans l’œuf l’ambition de cet excellent élève qui se voyait déjà à l’Université : pas de maghrébins à la fac, c’est aux études courtes qu’ils sont destinés. Dont acte. Un diplôme de technicien télécom en poche, l’adolescent se découvre promis à installer des lignes téléphoniques jusqu’à l’âge de la retraite. Il s’y résout un temps, la rage au ventre. Puis se donne les moyens de changer le cours de sa vie en passant son bac en candidat libre. Son rêve ? La géopolitique. Être là où l’Histoire se fait. La chance lui offre un coup de pouce en mettant sous ses yeux l’annonce d’un concours pour entrer dans l’Humanitaire. Il ne parle pas un mot d’anglais ? Les nuits sont faites pour bûcher ! Et c’est ainsi qu’à 27 ans, Khelil décroche le concours. Adieu les lignes téléphoniques de l’hexagone : sa vie s’écrira désormais de l’Irak au Soudan, du Rwanda à l’ex-Yougoslavie. Pour y effectuer des missions d’urgence.

Le temps de l’urgence

Au bout du monde ou sur le territoire français, l’humanitaire, pour Khelil Aitout, se conjugue au présent. Reconstruire sous les bombes serbes, au cœur de l’hiver, une école du Kosovo. Monter un camp en Albanie pour les réfugiés kosovars fuyant leur pays. Atterrir au Rwanda en plein génocide… L’urgence est le lot de Khelil, jusque sur le territoire français où il effectue deux ans de mission pour les Restos du Cœur : « Pour livrer trois repas par jour en temps et en heure à des gens en grande pauvreté, il y a intérêt à assurer ! ». Virtuose de la logistique, Khelil jongle avec les fournisseurs, les camions. Est-il pour autant où l’histoire se fait ? A peine une école est-elle reconstruite qu’une autre est détruite. A peine cinq cent mille repas sont livrés qu’il faut en préparer cinq cent mille autres. Un éternel recommencement dicté ici par la guerre, là par la misère. « Il n’y a pas de tiers-monde ou de quart-monde, dit-il. Il y a un monde de plus en plus en grand qui se paupérise. » 

C’est en 1994 que Khelil Aitout rencontre Franck Lavagne, fondateur des Tracols. L’Association travaille à l’époque à la réinsertion des mineurs en grande difficulté. Que faire pour les majeurs ?  Franck Lavagne caresse un projet : les réinsérer par la coopération internationale. Les deux hommes étaient faits pour se rencontrer. Ils ne se quitteront plus.

Le temps de la reconstruction

Ils ont moins de 26 ans, souvent un casier judiciaire. Ils en ont plus de 26 et n’ont pas eu de chance… Ils ne croient plus en rien, et surtout pas en leur pays, qu’ils accusent de les avoir laissés sur le bas-côté. La honte chevillée au ventre, ils n’ont trouvé que la violence pour l’exprimer, parfois le shit pour oublier. Les missions locales, l’ANPE ou la mairie sont dépassées - elles passent la main à la Plateforme d’Insertion de Romans pour tenter de les « réinsérer ». 

Le pari de Khelil et Franck : transformer la honte en fierté, la violence en désir d’aller. Une entreprise de longue haleine, qui change Khelil du temps de l’urgence. Tout est à réapprendre, pour ces jeunes. La tenue vestimentaire, la ponctualité. Le langage, souvent réduit à quelques « Nique ta mère » et autres « J’m’en bats les c’ ». Le respect, en un mot : des autres, mais d’abord de soi.  Sans quoi, comment trouver sa place dans la société ?  

Pour mener à bien ce projet aux côtés de Franck Lavagne, Khelil dispose d’un atout maître : son parcours. D’immigré algérien, de professionnel de l’humanitaire. Afin de briser le cercle vicieux où sont enfermés ces jeunes en perdition, la Plateforme les forme et les envoie dans les pays sinistrés qui sont l’ordinaire de Khelil. Et c’est le même choc, toujours : de découvrir que le monde ne se résume pas à leur quartier ; de rencontrer encore bien plus malheureux qu’eux ; de voir la France à travers le regard de ceux pour qui être français signifie « avoir de la chance ». D’aider, aussi et surtout, à réparer les hôpitaux ou les écoles de ceux qui n’ont plus rien. 

Lorsqu’ils reviennent, dit Khelil, les jeunes ne sont plus les mêmes. Fiers de ce qu’ils ont accompli, heureux de retrouver leur pays, ils sont prêts à entamer la reconquête de leur identité. Le travail, le vrai, peut commencer : trouver le « petit quelque chose » enfoui en eux sur lequel bâtir leur avenir. En somme, les réinsérer. « Je m’en suis sorti, dit Khelil à chacun. Tu peux le faire aussi. Mais il faudra bosser, parfois jusqu’à onze heures du soir. Il faudra te forger un mental : accepter les remarques sans clasher, savoir garder ton calme… Trouver la force d’aller tout seul, de l’avant. »  La route est longue, encore, mais dès lors qu’on y croit, elle n’est plus infinie.

Le temps long

C’est ce temps long qui, hélas, fait défaut. Deux ans, trois ans parfois sont nécessaires pour la lente métamorphose d’un gamin perdu en adulte résolu à tracer sa voie. « En arrivant chez nous, les jeunes de dix-huit ans, et surtout les garçons, n’ont souvent pas plus de maturité que des enfants de treize ans… » C’est toute leur image d’eux-mêmes et des autres, entachée par la rancœur et la honte, qui est à (re)construire. Au fil des mois, pourtant, à force d’être écoutés avec respect et bienveillance, ils s’aperçoivent qu’ils ont des choses à dire. Et même à écrire, souvent. « L’un d’eux a rédigé un rapport de 40 pages, raconte Khelil Aitout. Il n’avait jamais écrit de sa vie. Je lui ai dit : vas-y ! On s’en fout des fautes d’orthographe… Il ne pouvait plus s’arrêter. » Une fois disparue la peur d’être jugé, les portes s’ouvrent, l’univers s’agrandit. Et la graine de talent, jusqu’alors étouffée sous une gangue, peut enfin se révéler et germer. « 40 % des jeunes ont trouvé leur voie en quittant la Plateforme », énonce Khelil Aitout. Quant aux 60% restants, tous auraient pu trouver leur place quelque part, il en a l’absolue conviction. Le temps seul a manqué. « Les prescripteurs exigent qu’au bout d’un an, le jeune sorte de la Plateforme avec un emploi. C’est méconnaître la complexité et la lenteur des processus en jeu ! » Et c’est aussi ce qui explique, selon lui, que tant de programmes de réinsertion échouent – trop calqués sur les schémas classiques de l’enseignement, que honnissent les jeunes en échec scolaire. 

Aujourd’hui, Khelil Aitout ne suit plus la Plateforme que de loin, son volet international ayant disparu. Mais son travail humanitaire s’est nourri de cette longue expérience. Pour preuve, ces Chantiers des Restos du Cœur proposant aux mal-logés de contribuer de leurs mains à la rénovation de leur habitat. « Par et pour, dit-il. Par les bénéficiaires et pour les bénéficiaires, qu’ils soient réfugiés, déplacés ou précarisés. On n’est qu’un des vecteurs de leur sortie de crise. » Ne pas se contenter de trouver la solution au problème : rendre ceux qui subissent le problème acteurs de sa solution. Telle semble bien être la vocation de Khelil Aitout.

Khelil Aitout témoignera lors du Festival des Vocations – à moins, bien sûr, qu’une mission d’urgence ne l’appelle au bout du monde à la fin du mois de mai.


Frédérique Triquet, ex-DRH reconvertie à la cuisinE

Les deux clés de la résilience ? Donner du sens et s’adapter !

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Le couperet

Un burn-out, puis une pandémie… Ces cinq dernières années n’auront pas été de tout repos pour Frédérique Triquet, ci-devant DRH reconvertie à la cuisine. Un CAP décroché en 2016, l’ouverture d’un restaurant en 2017, d’un second en 2018, sept salariés, une clientèle déjà fidélisée… Et le 17 mars 2020 tombe le couperet : fermeture immédiate, pour un temps indéterminé. Après la crise de sens qui l’a fait quitter son job de DRH à 55 ans, la crise sanitaire la cueille en plein vol. 

Pour l’avoir rencontrée dans le cadre de la préparation du Festival, nous nous étions attachés à cette femme lumineuse, qui a bâti sa seconde vie avec tant de joyeuse détermination, faisant fi des « à ton âge, tu n’y arriveras jamais ». Aussi cette annonce nous a-t-elle peinés pour elle – comme d’ailleurs pour tant d’autres. Mais à la suivre sur les réseaux sociaux, nous avons vite compris que la lamentation n’était pas à l’ordre du jour…

« Dès l’annonce de la fermeture, dit-elle, je me suis fixé deux priorités : ne pas gâcher ; préserver financièrement l’entreprise. » Grâce à une annonce sur Facebook et à la fidélité de ses clients, la première se trouve vite réglée : vendu à prix coûtant, le contenu de ses chambres froides est écoulé en une journée. Quant à la seconde, elle la contraint à marier deux contraires : le temps long, nécessaire pour s’orienter dans la jungle mouvante des mesures gouvernementales ; l’urgence d’informer ses sept salariés sur le sort qui les attend. « Gérer et rassurer », résume cette ancienne DRH qui n’ignore rien des règles d’une bonne communication de crise. Aussitôt acté le chômage partiel, elle annonce donc à tous la bonne nouvelle : aucun licenciement. Et la moins bonne : baisse provisoire des revenus. Mais le plus délicat, dit-elle, reste à faire : maintenir moral et cohésion des troupes – une gageure, quand chacun reste confiné chez soi…

Ressources… humaines ? 

C’est pour n’avoir pu mener à bien une telle mission qu’un jour de 2015, Frédérique a décroché de son poste prestigieux dans un cabinet de consulting RH anglosaxon. « Je dirigeais une équipe de 50 consultants. Tous avaient choisi ce métier pour le challenge intellectuel que représente chaque mission, et la satisfaction profonde d’avoir été utile à l’entreprise qui a fait appel à eux. » Quant à elle, dix années sans nuage chez Air Liquide en tant que DRH l’avaient convaincue de la noblesse de ce métier, s’il est exercé en toute sincérité : marier les attentes, les ambitions, les compétences singulières des individus et le service de l’entreprise.  Avec pour valeurs cardinales honnêteté, écoute et respect de l’autre. De là, dit-elle, jaillit le sens de la mission.

Or le cabinet de consulting qui l’a embauchée le proclame haut et fort : ici, le sens, c’est l’argent. « Tu dois atteindre tes objectifs, lui dit cyniquement le patron. Mon bonus en dépend ! » Le résultat est apocalyptique : elle découvre le royaume d’Absurdie et ses injonctions paradoxales. Se targuer de compétitivité, et imposer une facturation incompatible avec celles du marché. Fixer des objectifs irréalistes, et sanctionner s’ils ne sont pas atteints. Promettre, et ne jamais tenir. A la tête d’une équipe rendue hagarde par le surmenage et la démotivation, Frédérique tente de rester fidèle à ses valeurs pour préserver le sens de son métier. Puis elle n’y parvient plus et sombre. Leçon de ce burn-out : la DRH, telle qu’elle est devenue, n’est plus faite pour elle…

Les bienfaits de la solidarité : survivre

Préserver à la fois son entreprise et le bien-être de ceux qui la font vivre : tel est le défi auquel Frédérique se trouve confrontée en mars 2020.  Elle s’en avise très vite, le confinement est assassin pour ceux qui sont un peu l’âme de ses deux restaurants, « Les Saisons » et « Poulette » : ses fidèles fournisseurs et amis. Contrairement à ses salariés, eux n’ont pas droit au chômage partiel. Marchés et restaurants fermés, comment écouleront-ils désormais leurs légumes, leurs fruits, leurs produits laitiers ? L’un d’entre eux, éleveur de pigeons dans le sud-ouest pour la grande restauration, en est à abattre ses bêtes pour les mettre à la poubelle ! Il en va de leur survie à tous.

Aux grands maux… les petits remèdes, pour commencer. Quelques coups de téléphone, quelques posts sur les réseaux sociaux, et l’Acte II de l’opération Solidarité est lancé : chaque jour, Frédérique se fait livrer par ses maraîchers des légumes dont elle fait des paniers qu’elle revend à prix coûtant – dépôt devant sa porte, 2 heures par jour, et paiement par Lydia. Voilà déjà un embryon de commerce de proximité. 

Bientôt, elle inclut dans la boucle son fournisseur d’épices, puis celui de confitures… Pourquoi pas, aussi, celui de produits laitiers ? C’est ainsi qu’en plein confinement, « Les Saisons » et « Poulette » se transforment en épicerie fine, proposant à qui veut des produits d’exception – sans marge. Séduite par l’idée, une journaliste gastronomique fait le buzz, et voilà la rhubarbe qui s’invite de la baie de Somme, l’huile d’olive de Provence, les pigeons du Sud-Ouest… Le bouche à oreille fait merveille : alléchés par ces produits dignes des tables des grands chefs, les consommateurs confinés en redemandent. Banco pour l’Acte II !

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Frédérique Triquet avec Philippe Guichard, paysan-meunier

Les bienfaits de la solidarité : donner du sens

Le groupe WhatsApp que Frédérique a créé pour ses salariés a le mérite de rompre l’isolement. Chaque jour, on y échange des nouvelles, des idées, des recettes. Mais l’oisiveté forcée mine le moral de cette jeune équipe, malheureuse loin des fourneaux. Pendant ce temps, les cantines hospitalières, aux effectifs réduits par le confinement, peinent à nourrir les soignants, plus nombreux que jamais pour faire face à la pandémie. Aussi Frédérique fonce-t-elle bille en tête en découvrant l’appel à solidarité lancé par l’Association « Collectif solidaire ». La cuisine rouvre ses portes : deux fois par semaine, l’équipe des Saisons et de Poulette invente de quoi régaler les médecins et les infirmières des hôpitaux riverains. Cet élan de solidarité s’avère contagieux : des cuisiniers voisins viennent donner un coup de main, des producteurs se mettent de la partie. Et c’est ainsi que les soignants du 92 se régaleront des macarons aux belles amandes de la Drôme grâce à la pandémie…

L’entreprise, là encore, n’y gagne pas un sou. Mais elle a renoué avec l’action et elle a retrouvé du sens : elle s’est remise en mouvement. L’Acte III est un vrai succès.

Et demain ?

« J’avais l’espoir que cet élan se poursuivrait au-delà du confinement, avoue Frédérique Triquet. Que de nouvelles habitudes seraient prises… » Circuits de proximité. Soutien des producteurs. Goût de la qualité. Cet espoir a été déçu : « Dès le 11 mai, tout s’est arrêté net », dit-elle. Un constat partagé par ses confrères et ses amis producteurs. Les changements d’habitudes ne se décrètent pas… La vie a repris son cours – comme avant.

Quoique… pas tout à fait, peut-être. Comme bien des restaurateurs de quartier en banlieue parisienne, Frédérique constate depuis sa réouverture une baisse de fréquentation. Est-elle provisoire et conjoncturelle, la pandémie n’ayant pas encore dit son dernier mot ? Ou serait-ce le premier symptôme d’un mouvement de fond :  l’exode urbain ? Avec le confinement, bien des citadins ont (re)découvert les bonheurs de la vie à la campagne. « Tant de métiers y sont possibles !  dit-elle, citant Claire Poirrier, ancienne étudiante de Sciences Po aujourd’hui cultivatrice d’herbes aromatiques en Bretagne. Et la campagne a besoin de forces vives… »

En attendant, « Les Saisons » et « Poulette » poursuivent leur jeune aventure à Asnières. Reflet des temps, l’équipe compte parmi ses membres bien des reconvertis, de l’ex-juriste à l’ex-ingénieure, et ses stagiaires sont tous des aspirants à la reconversion. Exode urbain ou pas, s’il est une tendance que la pandémie aura accentuée, c’est bien la recherche de sens dans le métier. On peut compter sur Frédérique pour ne pas décevoir ses troupes…

Frédérique Triquet témoignera de son parcours au Festival des Vocations, et elle animera un atelier cuisine « Se régaler avec des épluchures : gastronomie zéro déchet ! ».


Marguerite Chevalier, Association L’Outil en Main

Championne de l’adaptation, virtuose de la reconversion, elle réunit sous son petit chapeau l’amour de la matière et celui de l’humain

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Une femme en dehors des cases

C’est au Mondial des Métiers de 2019, à Lyon, que nous l’avons rencontrée pour la première fois. Difficile de la rater : silhouette menue en robe courte et hauts talons, joli canotier à cerises sur la tête, vive comme un lutin, le rire aux lèvres et le sourire aux yeux, elle irradiait, seule femme ou presque parmi « ses » artisans et ceux des Compagnons. L’effet produit par Marguerite Chevalier est irrésistible : on ne peut s’empêcher d’aller lui parler. Le nom de son association, aussi, nous avait intrigués… Au bout d’un quart d’heure de conversation, un partenariat était né entre le Festival des Vocations et L’Outil en Main.

Autant Marguerite est prolixe, autant elle se livre peu. Très vite, nous avons tout su de son association, qu’elle incarne avec flamme, distribuant ses flyers, déployant ses kakémonos de forum en forum comme un paon fait la roue. Dix-huit mois après notre rencontre, tout juste savions-nous qu’elle avait touché à la politique dans sa localité d’Isère et cousait à merveille, témoins les centaines de masques aux tissus bigarrés qu’elle a confectionnés pour sa famille et ses amis mais aussi pour la ville de Roussillon pendant le récent confinement. Technicienne ? Communicante ? Militante au grand cœur ? Cette retraitée suractive est surtout un vivant pied de nez aux préjugés dont pâtit le travail en France : femme parmi les hommes et fort heureuse ainsi, naviguant d’un métier à l’autre au gré des occasions, tantôt à l’atelier, tantôt dans un bureau, tantôt sur les chantiers, dans une ardeur à découvrir du neuf qui fait d’elle une championne de l’adaptation.

Cette polyvalence, Marguerite l’attribue aux hasards de sa naissance : quand on est fille de paysans, aînée d’une fratrie de cinq, élevée parmi les vaches au pays du Comté, on doit savoir tout faire – traire les vaches, bricoler les machines, cuisiner. Bonne élève de surcroît, la voici bientôt orientée vers le lycée – adieu Certif’, adieu la ferme familiale que son père, paysan par choix, rêvait de lui transmettre - en route pour le baccalauréat. Mais dans sa pension lugubre de Besançon, coupée de la campagne, privée de liberté, Marguerite s’étiole. Tant pis pour le bac ! Gourmande de technique, douée pour le dessin et les mathématiques, elle bifurque vers un lycée Technique, option dessin industriel en construction mécanique, où elle empoche prestement un CAP. Le poste qu’on lui propose n’est pas en mécanique, mais dans la fabrication de sanitaires ? La belle affaire ! Elle le saisit au vol, et apprend joyeusement à dessiner de nouveaux ateliers pour la fabrication des lavabos. Ce pas de côté lui vaudra de rencontrer son mari, et de troquer la Franche-Comté pour le Nord Isère, son pays d’adoption.

De la matière à l’humain

Il est révolu, nous dit-on, le temps de la carrière unique dans une même entreprise, de ses 20 ans à l’âge de la retraite. Changer de boîte, changer de poste, évoluer, se former… Le monde du travail a changé de visage, il faut désormais « s’adapter ». Marguerite a bien de la chance : l’adaptation est justement sa vocation. A observer son parcours en zigzag, on se dit que cette vertu consiste en un subtil mélange d’invariance – savoir ce que l’on est, et savoir le rester – et de mobilité – bondir sur l’occasion d’apprendre du nouveau. Marguerite aime la matière et les formes ; d’où sa passion pour le dessin industriel, qui permet de modeler la matière en tenant compte de ses propriétés pour en faire ce que l’on veut. A Roussillon, elle saisit l’occasion de mettre ce talent à profit dans un nouveau domaine : celui de la construction de maisons. Préposée aux permis de construire dans un bureau d’études, elle arpente l’Isère, de chantier en chantier. Et c’est ainsi, au hasard des rencontres, que se révèle son talent pour la communication. Repérée par le Dauphiné libéré, la voici nommée correspondante de presse. Puis, c’est le Conseil général qui lui confie sa communication sur 22 cantons, et enfin le député-maire de Vienne qui l’attrape au passage pour en faire son assistante parlementaire.

Est-ce si étonnant ? Après tout, l’écoute et la parole sont à la communication ce que sont au dessin industriel l’œil et le crayon : un outil pour comprendre, puis modeler en douceur – l’homme, ou la matière. C’est à l’Outil en Main que Marguerite trouvera le moyen de faire se rejoindre les deux.

L’Outil en Main L’Association

L’Outil en Main naît à Troyes, en 1987, d’un constat fait par une femme amoureuse du patrimoine : lorsqu’ils passent devant les chantiers, les petits écoliers écarquillent les yeux, fascinés par le travail des ouvriers. Joli démenti aux lamentations d’usage voulant que le travail manuel n’intéresse plus les jeunes. La curiosité est bien là : avant qu’elle ne s’éteigne sous le poids des préjugés, profitons de ce court moment de grâce pour initier les enfants à ces métiers que l’école ne donne plus les moyens de connaître…

La recette de l’Outil en Main tient en quelques mots. Prenez des artisans portés par la passion de leur métier ; des enfants encore à l’école, ou dans leurs premières années de collège ; un atelier. Associez un à un artisan et un enfant (un Maître, un élève) dans un vrai atelier, et donnez-leur trois séances de deux heures pour confectionner ensemble un objet. Le tour est joué. Sur ce principe, en une année scolaire, à raison d’une séance par semaine, l’enfant aura tâté de multiples matières, passant de la pâtisserie à la ferronnerie, de la soudure à la maroquinerie, sous la conduite d’un amoureux de la belle ouvrage. Ce modeste avant-goût suffit à faire naître une vocation.

L’Outil en Main a aujourd’hui conquis presque toute la France, et Marguerite, depuis dix ans, y consacre son énergie et son talent. La tâche n’est pas simple : bénévoles, enfants, ateliers… Il faut convaincre, séduire, batailler, conquérir, pour que « quelque chose » existe là où, avant, il n’y avait rien. De forum en école, de collège en portes ouvertes, circulant au volant de son camping-car, Marguerite est sur tous les fronts. Mais le jeu, dit-elle, en vaut la chandelle : pour ce lien qui se crée entre professionnel, généralement retraité, et enfant, pour ces quelques heures partagées apportant au premier le bonheur de transmettre, au second un souvenir qu’il n’oubliera jamais. 40% des enfants trouvent leur vocation grâce à l’Outil en Main, annonce fièrement Marguerite. La clé de ce succès ? Une pédagogie inspirée de l’apprentissage – le Maître s’adapte à l’enfant pour épouser son rythme, écouter ses désirs, anticiper ses peurs. Mais aussi un refus catégorique de céder aux préjugés : chaque enfant doit s’essayer à tous les métiers, même si prétendument ce métier-là « n’est pas fait pour les filles », ou « pas pour les garçons ». Ainsi un petit garçon, dédaignant la couture, est-il devenu couturier. Et un cancre en mathématiques a-t-il pris goût aux théorèmes en appliquant celui de Pythagore dans son atelier de menuiserie…

Les deux mamelles de la vocation manuelle

« Nous ne sommes pas tous constitués de la même façon. Certains enfants, rétifs à l’abstraction, ont besoin d’application, de pratique, pour comprendre et s’intéresser. », dit Marguerite.

L’Outil en Main aurait-il vocation à rejoindre l’Education nationale ? « Sûrement pas ! Au contraire de l’Outil en Main, l’enseignement français a pour principe une adaptation de l’enfant au système. Nous prenons l’exact contre-pied. » Si elle compare volontiers les ateliers de l’Outil en Main à une « école maternelle de l’apprentissage », Marguerite ne se prive pas de pointer ce qu’elle considère comme une hérésie : le cadre législatif des apprentis de moins dix-huit ans, en voulant protéger les jeunes, les freine parfois dans leur vocation en leur interdisant certains gestes. La découverte du travail manuel, dit-elle, repose sur une double rencontre : rencontre avec une matière. Rencontre avec un Maître. Supprimez l’un ou l’autre, adieu la vocation… Ainsi s’explique, peut-être, la désaffection française pour les métiers de la main. Que cette désaffection ne soit pas irrémédiable, L’Outil en main en donne la preuve au quotidien.

Accompagnés par Marguerite, ses 4 artisans se font forts d’en convaincre le public de Mirmande à l’occasion du Festival des Vocations.

Rendez-vous l’an prochain et en attendant : www.loutilenmain.fr

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Julien Lecarme, charpentier, Compagnon du Devoir

De Notre-Dame de Rodez à Notre-Dame de Paris : une vocation mûrie à l’ombre des cathédrales

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Certains s’en souviennent peut-être, Julien Lecarme fut interviewé par la presse à diverses reprises en avril 2019, après l’incendie de Notre-Dame. Rien de que très logique : responsable de l’Institut de la Charpente et de la Construction Bois des Compagnons du Devoir, il est l’expert désigné par l’Association pour porter la parole de sa filière Bois. Mais c’est à l’ombre d’une autre cathédrale que ce Compagnon charpentier vit éclore et mûrir sa vocation : Notre-Dame de Rodez…

Les tribulations d’un petit alpiniste

1994. Âgé de tout juste 16 ans, Julien pose son baluchon dans le dortoir de la Maison des Compagnons de Rodez, en plein cœur de la cité médiévale. Enfin ! Voilà plus d’un an qu’il attendait ce moment… Et près de quatre qu’il végète dans la morosité, de collège public en collège privé. Julien est Grenoblois. Fou d’escalade et de plein air, cet enfant des montagnes serait peut-être devenu guide si son père, muté à Toulouse, ne l’avait privé de ses chers sommets quand il avait 12 ans. Dans la Ville rose entourée de plaines, Julien voit se refermer sur lui les murs de ce qu’il considère comme une prison : l’école. Non qu’il déteste apprendre : l’histoire-géographie, la poésie, et surtout la géométrie, lui procurent quelques joies. Mais le système scolaire l’étouffe, avec ses notes, l’immobilité forcée… Une institutrice de CM2 a achevé de le braquer. Après force redoublements, quand il arrive en 4e à 15 ans, sa mère, institutrice, prend lucidement acte de la situation. Son fils n’est pas fait pour les études. L’orienter vers le travail manuel ? Pourquoi pas… Une idée s’impose aussitôt : les Compagnons du Devoir.

A écouter Julien Lecarme, on se demande pourquoi les conseillers d’orientation ne sont pas recrutés parmi les Compagnons. Une poignée d’entretiens avec le prévôt de Toulouse, et le choix de son futur métier s’impose naturellement : goût du plein air, de l’escalade, de la géométrie, Julien a tout d’un charpentier. Pour valider ce choix, les Compagnons l’accueillent pendant une semaine d’immersion, le « prestage ». Lever aux aurores, journée au chantier, repas partagés, cours du soir… L’adolescent découvre, émerveillé, le quotidien de ces jeunes encadrés par des jeunes. Une vie qui réunit le meilleur de l’école – apprendre – et ce qu’elle a banni - l’autonomie. La messe est dite : il sera compagnon. Mais comme il est encore trop jeune, il lui faudra patienter un an en 3e techno. Une fabuleuse expérience sociale, dit-il a posteriori, qui lui fait côtoyer des bien plus nuls que lui… mais aussi des professeurs d’exception dans les matières techniques, qui mouillent leur chemise pour tenter de les sauver. 

La vraie vie

Ses premiers moments chez les Compagnons, Julien les vit comme un vrai « choc thermique ». Parents, ronde des professeurs, salle de classe, immobilité, éternel retour des mêmes camarades… Du jour au lendemain, dix années de routine basculent dans le passé.

Se lever à 5h30 dans une chambrée de trois. Comme tout apprenti, se faire appeler « Lapin » par son encadrant. A 6h30, filer au chantier avec un gars de 40 ans et un autre de 25, quand on en compte à peine seize. Travailler jusqu’au soir, puis rentrer se doucher, s’habiller proprement. Dîner tous ensemble à quarante dans la grande salle à manger. De 20 h à 22 h, faire des monceaux d’exercices sur sa planche à dessin, encadré par un à peine moins jeune que vous, qui en sait un peu plus que vous. Toutes les six semaines, s’en aller dans une autre ville suivre des stages de 15 jours conjuguant apprentissage du métier et théorie. Avoir aussi, déjà, sa feuille de paie bien garnie (les Compagnons y veillent)… Telle est la vie d’un apprenti chez les Compagnons du Devoir, à Rodez ou ailleurs. Benjamin de la troupe, Julien est fasciné par le tranquille aplomb, la « flamboyance » des jeunes itinérants qui viennent faire étape dans la Maison de Rodez, apportant avec eux un parfum de voyage et d’aventure. Leur bienveillance aussi… Il veut être des leurs.

Un an plus tard, l’ado mal dans sa peau est devenu un homme. Encore un an de plus, l’apprenti devient aspirant. Et à 23 ans, le voici Compagnon Charpentier de son état. 

« Abriter et franchir »

Les charpentiers sont couramment taxés de fanfarons chez les Compagnons du Devoir, rappelle Julien Lecarme avec un mélange d’humour et de fierté. Ils tendent à se prendre pour le nombril du monde. Au Moyen Âge, n’étaient-ce pas eux qui bâtissaient les maisons - alors le plus souvent en bois, moins coûteux que la pierre ? Pans de murs, charpente de combles, escaliers, solivages, plus récemment coffrages en béton : ils font tenir la maison, avec pour verbes cardinaux « abriter » et « franchir ». Leur matériel, pourtant, se réduit à si peu. Un cordeau, un crayon, un mètre, un compas, leur suffisent à générer des volumes à partir d’une boîte d’allumettes. A l’aide de quelques théorèmes, aussi – dont le sacro-saint théorème de Pythagore.  « Quand on pense, dit Julien Lecarme, qu’on le traite au collège en deux ou trois séances… Alors que chez les Compagnons, il faut bien cinq ans pour en faire le tour ! » 

Sa véritable initiation aux volumes et au bois, Julien la doit à Notre-Dame de Rodez. Avec une émotion intacte, il évoque ce jour où, tout jeune apprenti, il se vit confier les clés de la cathédrale, avec la liberté d’en user à sa guise. Pour son travail d’adoption, la chance lui avait souri : Notre-Dame de Rodez était en restauration, notamment son horloge. Profitant de l’aubaine, il proposa de réaliser la table de bois destinée à supporter l’énorme mécanisme. Une ou deux visites lui auraient suffi pour prendre les cotes. Il en fit dix, et se revoit encore, « petit Quasimodo », déambuler en solitaire dans les recoins de cette Notre-Dame du Sud, de la charpente aux escaliers. C’est sous ces voûtes millénaires que se déroula le rituel de son adoption, qui marque depuis des siècles l’entrée solennelle de l’apprenti dans la communauté des Compagnons. Ce jour-là, ses aînés lui édictèrent les valeurs qui seraient désormais les siennes – valeurs de respect avant tout, envers les hommes comme envers la Nature et envers la matière.

Il les appliquera tout au long de sa carrière. D’abord en formant à son tour des jeunes, fidèle à l’adage des Compagnons : « Tout savoir qui n’est pas transmis est un savoir volé ». Puis en se spécialisant dans l’habitat bioclimatique, respectueux de la Nature – en témoignent les deux refuges qu’il bâtit dans les Alpes. Enseignement, montagne… A sa façon, ce fils d’institutrice né au pied des sommets aura trouvé moyen de renouer avec ses origines grâce à sa vocation. 

Leçons d’un incendie et d’une pandémie

Après l’incendie de Notre-Dame en avril 2019, puis la pandémie de Covid-19 qui confine aujourd’hui la moitié de la planète, il est beaucoup question de « l’après », ces temps-ci. Comment réparer le chef-d’œuvre mutilé par le feu, le monde secoué par la catastrophe sanitaire ? Faut-il revenir à l’avant ? Ou inventer un après différent ?

Prenant soin de bien poser le problème, loin de toute polémique, Julien Lecarme ébauche sa réponse. « Un beau programme, rappelle-t-il à propos de Notre-Dame, est celui qui répond aux enjeux de son temps. Le nôtre est affligé de la honte d’avoir laissé s’envoler en fumée un chef-d’œuvre de l’art sacré qui avait traversé neuf siècles. Ne rajoutons pas à la honte en salissant les auteurs de la cathédrale par quelque terrasse vitrée ou autre restaurant panoramique.» Réparer à l’identique, donc ? Pas forcément. Mais faire le meilleur selon les critères d’aujourd’hui. Au XIXe siècle, rappelle-t-il, le matériau roi était le fer : témoin la Tour Eiffel. Le XXe ne jurait que par le béton : la cathédrale de Reims fut donc rebâtie en béton. Développement durable oblige, le XXIe siècle est celui des matériaux renouvelables. Selon toute logique, la charpente de Notre-Dame doit être rebâtie en bois. Mais restaurer à l’exact identique la « forêt » n’a de sens, ajoute-t-il, que si le public est admis à contempler ce témoignage de l’art du passé. Ce qui n’était pas le cas jusqu’ici, seuls quelques rares experts y ayant eu accès… La question reste ouverte, donc. 

Quant à celle de l’après-Covid, elle lui semble d’ores et déjà tranchée.

« La pandémie ne fait que renforcer une vague de fond qui pousse les gens à rechercher les métiers qui ont du sens. On a déjà compris que « trader » est un métier à la con, et le modèle Tapie des années 90 ne fait plus rêver… »

Bien des gens confinés voient venir sans plaisir leur retour au travail, observe-t-il. Si celui-ci avait du sens – comme celui de Julien et de tant d’autres… - ils auraient hâte de le retrouver. « Dans le monde de demain, la valeur argent sera peu à peu détrônée par la valeur sens », conclut-il avec optimisme.

Quelle meilleure justification du Festival des Vocations ?

Julien Lecarme interviendra au Festival des Vocations dans une table ronde :

« Réparer : restaurer à l’identique ou réinventer ? »  

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Samuel Lemitre, Docteur en psychologie, spécialisé dans la psychothérapie des traumas complexes.

« La famille peut devenir un épicentre de la violence », alerte ce psychologue natif de Montélimar, qui se définit comme un réparateur et chirurgien des âmes. 

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Naissance d’une vocation

« Je me considère comme un chirurgien de l’âme, dit Samuel Lemitre. Je désactive les traumas et reprends tous les petits bouts d’identité positive laissés en chemin pour les réorganiser ensemble afin de restaurer la personnalité. C’est un véritable processus de réparation. » Comme les chirurgiens, ce psychologue a aussi sa spécialité : les mineurs auteurs de violences sexuelles. Une vocation née dès l’âge de 15 ans, alors que ce jeune Drômois, souffrant d’une grave dépression non diagnostiquée, traînait sa vie comme un boulet, jusqu’à envisager parfois le suicide comme seule issue. Il suffira d’une rencontre organisée par son établissement scolaire, le lycée Alain Borne de Montélimar, pour que sa vie prenne une direction. Parmi les professionnels venus présenter leur métier aux lycéens de Seconde, il y a un psychologue. C’est la révélation : « J’ai eu l’intuition que ce métier pouvait m’aider. »

Licence de psycho à Grenoble, maîtrise et doctorat à Paris… Très vite, la dépression se volatilise, à présent qu’il peut assumer une homosexualité jusqu’alors inavouable, faute d’oreilles prêtes à l’accueillir. De ses souffrances d’hier, il gardera une compassion infinie pour les mineurs en danger et pour tous ceux qui, porteurs d’une différence, souffrent d’exclusion. Est-ce pour cette raison qu’il choisit comme premier objet d’étude « Les troubles cognitifs des mineurs délinquants incarcérés » ? Le hasard fait le reste : en 1998, une loi impose l’obligation de soins aux délinquants sexuels. Après un premier poste à la prison de Châteauroux, qui l’immerge dans le monde des délinquants, puis un deuxième en psychotraumatologie à l’hôpital, qui lui fait côtoyer des victimes, l’occasion lui est donnée de renouer avec sa sensibilité pour la protection des mineurs. Alors qu’il est en poste dans un service de criminologie clinique unique en France, où sont mis en œuvre des soins pénalement ordonnés, son chef de service lui confie la mission de créer une unité dédiée à l’accompagnement des mineurs auteurs et victimes de violence sexuelle. Un territoire encore vierge de toute expertise clinique, où tout restait à construire...

Au commencement était le stress

Ils ont moins de dix-huit ans, et ils violent. Le point commun entre ces « petits criminels », Samuel Lemitre le découvre peu à peu : quand on prend la peine de les connaître, tous présentent un parcours à haut risque psycho-traumatique. En d’autres termes, la plupart ont subi la violence dans leur enfance, ou été exposés à des contextes de carence affective. Autre constat troublant, la population de ces mineurs délinquants sexuels se répartit selon deux profils : ceux qui portent atteinte à des enfants, et ceux qui entrent dans la sexualité en commettant des agressions sur des victimes de leur âge ou plus âgées. Deux profils de victimes - deux profils d’agresseurs. Restés enfants sous une apparence d’adolescents, les premiers n’ont de notion ni d’âge ni de sexe et souffrent de grave carence affective. Les seconds ont une maturité d’adolescents, mais ils ont mis en place des schémas relationnels de contrôle et de domination qui s’expriment en toute circonstance, y compris dans les relations sentimentales et sexuelles. 

De traumas vécus dans l’enfance, comment peuvent résulter deux profils à la fois si distincts et si récurrents ? s’interroge Samuel. S’affranchissant de l’hôpital, il crée en 2013 EIDO, un centre de soin psychologique dédié à la psychothérapie des traumatismes complexes.

Parmi ses outils de travail, les neurosciences affectives, qui permettent de créer des ponts entre l’imagerie cérébrale et les hypothèses psychologiques. En croisant les données, Samuel s’aperçoit que les deux profils de jeunes délinquants sexuels correspondent à deux modalités d’expression des traumatismes complexes. En d’autres termes, leur développement a été jalonné d’expériences de détresse qui ont laissé des traces dans le cerveau profond, dérégulant leur système de stress.

Qu’est-ce que le stress ? Une réponse instinctive à un danger, que le cerveau envoie au corps par l’intermédiaire de terminaisons nerveuses reliant le corps au cerveau. La première forme d’engagement social : grimaces, pleurs et mouvements saccadés par l’activation des muscles du visage et du cou notamment, seule façon pour le petit enfant de communiquer sa détresse. Si cet appel reste vain, un autre réseau se déclenche, activant deux types de réactions : la fuite ou l’attaque. Lorsque l’une et l’autre s’avèrent impossibles, une branche du nerf vagal transmet un ordre de « paralysie » aux neurones du système nerveux viscéral, déclenchant le plus extrême niveau de survie : la mise en veille de l’organisme, en attente de jours meilleurs, comme l’animal faisant le mort dans la gueule du prédateur. Face à un environnement instable, indisponible ou violent, les enfants du second profil semblent avoir automatisé « un mode agressif par défaut » en réponse à la perception d’un danger, que celui-ci soit réel ou imaginaire. Chez ceux du premier, c’est « un mode protectif par défaut » qui pourrait s’être automatisé. Avec pour résultat la mise en veille de l’organisme et du cerveau, qui n’assurent alors plus que les fonctions minimales nécessaires à la survie.

Vrai clivage, faux clivage

Ancré depuis toujours dans nos représentations, le clivage fait figure d’évidence : il y a les victimes ; et il y a les bourreaux, psychopathes surgis d’on ne sait où et frappant à l’aveugle. Cette représentation ne présente qu’un défaut : celui d’être contredite par les faits. 

Un constat chiffré : dans 80% des cas, l’agresseur est un familier de la victime – parent ou proche du cercle familial. C’est ce que révèle l’ensemble des enquêtes épidémiologiques internationales. Quelle malédiction pèse donc sur la famille, pour qu’en son sein des pères, des mères, des frères, des sœurs, des oncles, des amis se comportent ainsi ? A force d’écouter ces « bourreaux ordinaires », Samuel Lemitre s’aperçoit que leurs symptômes ressemblent étrangement à ceux des victimes de traumas psychiques. Même surgissement inopiné, irrépressible, bientôt obsessionnel, d’images et de pensées - ici à caractère sexuel. Et, le reste du temps, cette capacité à vivre sa vie le plus normalement du monde – en bon père de famille ou en grand-père gâteau.

Conjuguant les outils de la psychothérapie ICV et ceux des neurosciences, Samuel constate que chacun de ces « individus » porte des blessures souvent identiques à celles qu’ils infligent, parfois effacées par l’amnésie traumatique. L’IRM des victimes de trauma semble pointer un des mécanismes : une déconnexion des zones du cerveau liées au traumatisme, que seul un état de détresse particulier peut réactiver. 

Il y a donc bel et bien clivage - mais un « clivage » interne au cerveau, qui permet à un même individu de mener normalement sa vie, « comme si de rien n’était », et d’obéir parfois à des pulsions réactivées qui le font « devenir un autre ». L’objectif de la thérapie :  relier les deux « moi » en exhumant de l’oubli les traumas déclencheurs, aider la conscience à les apprivoiser, à les mettre à distance, à les dégoupiller. Ensuite, patiemment retisser les fragments d’une identité morcelée – par un long processus. Une méthode, en somme, de psycho-traumatologue.

L’alerte d’un réparateur

Samuel est donc un réparateur. D’individus brisés, traumatisés et violents. De familles aussi, la thérapie étant seule à même de rompre l’implacable répétition qui transmute certaines victimes en bourreaux. Mais il est aussi un donneur d’alerte. Campant sur des représentations erronées, dit-il, notre société se voile la face. Elle jette ces individus en prison, où règnent peur et domination, avec le risque d’aggraver les choses, quand l’humanisme thérapeutique semble à ce jour le seul véritable moyen de nous libérer du danger qu’ils représentent. Et elle refuse d’admettre que la famille peut devenir un épicentre de la violence. Un aveuglement bien commode, qui permet d’esquiver l’évidence : celle d’un mode de vie qui prive souvent les enfants de la sécurité, de la stabilité et de l’attention dont ils ont tant besoin pour grandir et forger leur identité. Pression du monde du travail, accélération des rythmes de vie, course après la montre et envahissement médiatique par des récits de la peur… Le stress fait subir à notre société une terrible régression dont les premières victimes sont les enfants. 

Une bonne raison pour ne pas « recommencer comme avant » à l’issue de ce confinement.

Samuel Lemitre interviendra au Festival des Vocations à l’occasion d’un témoignage croisé.

▶️ aficv.com




Jean-Paul Da Cunha, Plâtrier plaquiste Formateur Afpa

Partenaire du Festival des Vocations

Nous ne sommes pas une voie de garage ! Si tout le monde devenait prof ou avocat, qui fabriquerait les maisons ?

L’accident

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Le 28 septembre 2016, Jean-Paul Da Cunha tombe d’un échafaudage. L’accident est très grave, si grave que les médecins ne le lui cachent pas : il ne pourra jamais plus exercer son métier de plâtrier. Un verdict pour lui inaudible - il a 34 ans, et son métier est toute sa vie. Il l’exerce depuis ses 15 ans, ne sait rien faire d’autre, il n’a même pas son brevet… Renoncer aux chantiers ? Autant dire, mourir. Car Jean-Paul voue une passion à son métier : « Tout est possible, tout, quand on est plâtrier ! Bâtir des cloisons en forme de S… Faire des fleurs en plâtre… Des arrondis, des dômes… Le client imagine, nous réalisons. Il n’y a pas de limite ! C’est merveilleux. »

Comment se projeter vers un avenir en forme de sens interdit ?

A 34 ans, le jeune homme sombre dans la dépression. Un psychothérapeute, puis un autre, s’évertuent en vain à lui rendre espoir. Il y a bien cette idée de devenir formateur – transmettre son métier… Sur le principe, Jean-Paul n’est pas opposé ; transmettre son savoir-faire, il s’y est toujours employé, d’instinct, sur les chantiers. Mais se retrouver face à des jeunes qui n’ont pas choisi d’être là, « orientés » par défaut en raison de leurs mauvaises notes dans une voie considérée par tous comme voie de garage… Non, il aime trop son métier pour le supporter. Soit, mais s’il s’agissait de former des adultes ? suggère le second psy. Des hommes et des femmes qui ont l’envie, la volonté, de devenir plâtriers ? L’oeil de Jean-Paul s’allume, pour la première fois depuis des mois. Tiens, pourquoi pas ? Une semaine de découverte du métier de formateur n’engage à rien… Quelques jours plus tard, à l’Afpa, Jean-Paul sort enfin du tunnel en découvrant sa seconde vocation : transmettre ce métier qui est pour lui le plus beau du monde à des hommes et des femmes en panne dans leur vie. 

De la panne au coup de foudre

La panne, Jean-Paul Da Cunha en a fait très tôt l’expérience sur les bancs de l’école. Quand, à la maison, vos parents ne parlent que portugais, comment se hisser d’emblée au niveau des natifs francophones ? Abonné aux – 40 en dictée, humilié publiquement, le jeune Jean-Paul, qui ne manque pas de caractère, prend toute de suite l’école en grippe, malgré ses excellentes notes en maths, et surtout en géométrie. Son idée fixe : tout arrêter le plus vite possible pour travailler. Une aberration pour son père, maçon, qui croit le réconcilier avec les salles de classe en l’emmenant dès ses 12 ans sur les chantiers. Erreur tactique : loin de dégoûter le gamin, le travail de maçon l’enchante, et il n’en hait que davantage le collège. C’est ainsi qu’à 16 ans tout juste, après moult redoublements, Jean-Paul quitte définitivement les salles de classe pour apprendre sur le tas son futur métier. Non pas maçon – son père s’y refuse – mais plâtrier, grâce à un oncle qui veut bien l’embaucher. Et c’est le début de 18 ans de bonheur parfait. 

Le plâtrier, s’enflamme Jean-Paul Da Cunha, exerce un métier plus passionnant encore que le maçon, car il a pour mission de réaliser les rêves les plus fous du client. Murs et charpentes, la maison est bâtie. Il reste à l’habiller, avec une matière qui se prête à toutes les formes… Et les contraintes, réelles, définies par les normes et réglementations, ne font que rendre le jeu plus excitant. Parmi les grands défis, celui de l’isolation. Comment rendre une maison la moins énergivore possible ? Autant Jean-Paul enfant abominait les écrits et les livres, autant, devenu plâtrier, il s’y immerge avec passion, stimulé par le désir d’être toujours à la pointe. Comprendre la logique des normes, celle des divers calculs sur lesquels elles sont basées, pour être capable de les adapter à la diversité de ses chantiers : c’est son bonheur, il y excelle, comme en témoigne son carnet de commandes rempli à craquer.  Aussi la méconnaissance teintée de mépris qui afflige sa profession le révolte-t-elle profondément. Plâtrier, une voie de garage pour les nuls ? Quelle aberration ! C’est pourtant ainsi qu’on « vend » son métier, surtout depuis que le plâtrier a été renommé « plaquiste », en raison des mutations du système de pose, désormais simplifié. Cette simplification technique, s’insurge Jean-Paul Da Cunha, rend d’autant plus nécessaire de réfléchir avant d’appliquer ! Ce métier, comme bien d’autres, n’est « simple » que pour ceux qui l’exercent mal – avec à la clé des murs qui s’effondrent ou de l’énergie gaspillée. Difficile, hélas, de faire entendre sa voix, quand dans l’imaginaire de tous, manuel est synonyme de bon à rien.

Chacun a droit à son déclic

Jean-Paul Da Cunha en a gros sur le cœur, et surtout, il ne comprend pas. Pour transmettre ses connaissances, dit-il, un formateur doit savoir s’adapter aux publics les plus divers. Certains stagiaires ont besoin de commencer par la théorie en se plongeant les livres ; d’autres, allergiques à l’écrit, doivent se lancer d’emblée dans la pratique pour avancer. Cet art de s’adapter constitue le cœur du métier de formateur, qui lui a été enseigné à l’Afpa. Il en constate chaque jour les vertus dans ces « cabines » où, sous sa conduite, une ancienne caissière, un comptable au chômage, apprennent pendant six mois à fabriquer des chefs-d’œuvre de plâtre dans les règles de l’art. Pourquoi, s’etonne-t-il, l’Education nationale se contente-t-elle de recruter ses professeurs pour leur excellence dans une matière ?  Pourquoi ne leur apprend-elle pas à transmettre ? Cette incapacité à s’adapter au public fait, selon lui, passer beaucoup d’enseignants à côté d’une de leurs missions essentielles : aider chaque enfant à identifier ce dont il est capable. Ajoutée à la méconnaissance des métiers manuels, cette inadaptation fait des ravages : comment un collégien aurait-il envie de se diriger vers des métiers associés par ses professeurs à l’échec dans la matière qu’ils enseignent ? Des métiers, de surcroît, dont le jeune ignore l’existence, hormis une dizaine, toujours les mêmes ? Chacun a son talent, dit-il, et ce talent a besoin d’un déclic pour être découvert. Si l’anglais, les mathématiques, le français ne l’ont pas produit, combien d’autres matières, ciment, bois, plâtre, métal, restent à explorer pour le trouver ! Ainsi Jean-Paul Da Cunha rêve-t-il d’une année offerte aux élèves fâchés avec les études, en panne d’orientation… une année de stages multiples, en fin de collège, pour tâter de divers métiers, en butinant d’une entreprise à l’autre.

Les trois journées de découverte proposées par le Festival des Vocations ne peuvent certes rivaliser avec cette année de stages qu’il appelle de ses vœux. Mais Jean-Paul Da Cunha s’y retrouve parfaitement :

Ces nombreux ateliers, ces nombreux témoignages, dit-il, donnent une chance de piquer chacun là où il faut. Et aussi de montrer que le champ des métiers est vaste – assez pour que s’y épanouissent tous les talents !  

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MARYLINE CHASLES, 8 Fablab DrômE

Partenaire du Festival des Vocations

Allier le scientifique et l’humain

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Si Maryline Chasles avait suivi la voie toute tracée des forts en maths, elle serait aujourd’hui ingénieure, sans doute à Brest ou à Lorient. Bac S, maths sup… Maryline est attirée par la science, qui le lui rend bien. Mais une année de prépa dans son lycée breton lui suffit pour comprendre qu’elle se fourvoie dans cet univers bien trop masculin à son goût et trop loin de l’humain. Délaissant les salles de classe pour les amphis de l’université, elle opte pour une formation conciliant la rigueur scientifique et la curiosité pour les choses humaines : l’économie, puis la gestion. Ainsi est-elle armée pour naviguer à sa guise dans le domaine où se décline le mieux l’inventivité conjuguée à l’action : l’entreprise.

Avec son premier stage, en 2002, la voilà servie. Le plus illustre des festivals bretons, les Vieilles Charrues, lui propose d’intégrer son équipe logistique. Artistes en tous genres, 6 000 bénévoles, 250 000 festivaliers à nourrir, à loger, à satisfaire pendant 4 jours… côté humain, elle ne peut rêver mieux. Quant à la rigueur, il en faut pour transformer 100 hectares de terrain en ville éphémère, avec parkings, camping et approvisionnement. En charge des achats, Maryline doit jongler avec 500 fournisseurs, s’assurer que les produits achetés arrivent comme il faut à destination. Elle a trouvé son truc. C’est ainsi que le stage se commue en embauche définitive.

Les leçons d’un grand festival : les Vieilles Charrues

Maryline est bretonne. Elle est donc bien placée pour savoir que sa région natale souffre d’un développement réduit, dans les imaginaires, à son seul bord de mer, laissant dans l’ombre un vaste territoire rural. Les Vieilles Charrues sont un joli pied-de-nez à cette injustice, braquant les projecteurs sur une Bretagne méconnue, celle des forêts et des paysans. Avec pour résultat d’insuffler une nouvelle vie à cette contrée un peu oubliée – 64 emplois équivalent temps plein générés indirectement par le Festival, et des commandes à foison pour les entreprises de la région ! Mais la dimension industrielle du Festival a son revers. Deux cent mille personnes réunies en un même endroit, cela laisse forcément des traces. Comment éviter que l’environnement en pâtisse ? Que faire des déchets ? Comment réduire l’impact des déplacements ? Comment maîtriser les consommations d’énergies et de ressources ? Maryline n’est pas seule à s’en préoccuper. L’équipe des Vieilles Charrues partage son souci, ainsi que quelques autres Festivals bretons. Une autre conséquence de ce genre de festivités pose également question : les risques liés à l’alcoolisation des publics. Et peut-on ignorer qu’une partie du public a toute chance se trouver bien malgré elle exclue de la fête : les personnes handicapées ?

Un nouveau champ s’ouvre ainsi à Maryline, celui de la gestion responsable. Avec passion, elle participe à la création d’un groupe de réflexion qui réunira d’abord 6 festivals. De ces échanges naît une conviction : faute de compétences en des matières si diverses – préservation de l’environnement, gestion des déchets, gestion des énergies, des transports … -, le groupe ne peut être efficace sans faire appel à des experts. Conquises par leur démarche, la Région et l’Ademe les soutiennent. Bientôt, les six rédigent en commun une charte, la « Charte des Festivals engagés pour le développement solidaire et durable en Bretagne». Pour mener à bien son programme, une Association se constitue dans la foulée. Elle réunit, outre les Festivals, des membres de l’Ademe, des collectivités locales… Tout naturellement, Maryline change de métier. Quittant les Vieilles Charrues, elle assume la coordination de la nouvelle association. Elle y demeurera huit ans.

L’appel de la Drôme

Parfois, vie privée et vie professionnelle sont étroitement intriquées. En 2006, Maryline a rencontré l’homme de sa vie aux Vieilles charrues. Il est drômois ; elle est bretonne. Dix années durant, privilégiant sa mission au sein du Festival, puis de l’association, elle fera les allers et retours. Mais ses séjours réguliers dans la Drôme lui permettent de découvrir une région à la fois différente et semblable à sa Bretagne natale. Rurale, elle aussi – mais dotée en matière d’écologie et d’environnement d’une sensibilité aiguë, partagée par l’ensemble des citoyens. Ici, se nourrir bio va de soi ; les idées fusent en matière d’énergie éco-responsable, facilitées par la géographie qui offre à profusion soleil, vent et rivières. La solidarité, si présente en Bretagne, s’y déploie tout autant. Séduite par le pays de son compagnon, Maryline y fait une première halte prolongée, accompagnant pour la CCVD (Communauté de communes du Val de Drôme) le Campus Biovallée à Eurre qui fait ses premiers pas. L’aventure durera un an. Elle repart ensuite en Bretagne terminer sa mission au sein de son association. Ce n’est qu’en 2016 qu’elle franchit le pas et pose définitivement ses valises dans la Drôme.

La transition se fait en douceur, son nouveau job lui permettant de renouer avec ses « années Festival ». Nommée administratrice d’une compagnie de spectacles drômoise de dimension internationale, la Cie Transe Express, Maryline y retrouve le plaisir d’évoluer dans le monde artistique, pour y déployer ses compétences d’organisatrice. Ressources humaines, budget, production, elle gère l’administration de la compagnie. « Ma vocation ? dit-elle : rassembler les gens et leur donner les moyens de faire la fête de façon responsable ». Pourtant, deux ans plus tard, elle se lance dans une nouvelle aventure, celle qu’elle vit aujourd’hui : la direction du 8 Fablab Drôme à Crest.

L’aventure du 8 Fablab 

Niché au creux d’une ruelle de la petite ville de Crest, le 8 Fablab a cinq ans d’existence quand Maryline reprend la direction. Ici, pas de musique ni de spectacle, mais le plaisir de donner libre cours, ensemble, à sa créativité, dans le doux bourdonnement des machines numériques. Ici se côtoient des artistes, des artisans, des ados, des gérants de TPE ou de PME, occupés à concevoir, fabriquer et tester des prototypes. Il y a loin des 100 hectares des Vieilles Charrues aux trois étages de la vieille maison de village où Maryline officie désormais ; loin de la scène et des micros aux imprimantes 3D. Mais que de points communs, aussi : mélange des publics, esprit de collaboration, volonté partagée par tous d’inventer un nouveau mode de consommation, à la fois autonome et résilient. 

Aussi bien l’espace du 8 Fablab s’étend-il au-delà de ses murs. Le 8 Fablab n’est pas qu’un lieu ; c’est surtout un esprit. Celui de concevoir et faire par soi-même ce qui répond à nos besoins, de devenir un usager acteur de ses usages. La salle de pause vétuste de ce collège doit être réaménagée : qui, mieux que ses élèves et ses enseignants, est à même d’imaginer comment ? Le territoire souffre à la fois d’un excès de voitures et d’une insuffisance de mobilité : qui, mieux que ses habitants, saura imaginer la solution pour résoudre ce paradoxe ? Un jour ici, le lendemain là, les équipes du Fablab réunissent usagers et experts, font émerger du groupe des besoins, des constats, puis des idées et des propositions. Ensemble, on choisit la meilleure. Ensemble encore, grâce aux outils et à l’aide des outils du 8 Fablab, on élabore un prototype : mur d’expression pour les collégiens ; borne de mobilité pour les habitants. On teste. Si ça marche, on déploiera le dispositif. Sinon, on améliorera la solution.

Le 8 Fab Lab à Mirmande

Depuis 2016, le 8 Fablab organise chaque jeudi soir un atelier réparation. Guidés par des bénévoles, les Crestois apprennent à réparer eux-mêmes un circuit électrique endommagé, à reconstituer un fragment d’objet plastique au moyen de l’imprimante 3D. Ce sont là autant de déchets en moins, autant de nouveaux achats évités. Et quelques pas de plus vers l’autonomie retrouvée. 

Est-ce en en raison de cette thématique commune que l’atelier réparation du 8 Fablab s’installera à Mirmande le 31 mai prochain, pour la 1ère édition du Festival des Vocations, « Réparer » ? Pas seulement.

« Le Festival met à l’honneur la culture du travail, très peu présente en France, et propose une approche multidisciplinaire mêlant philosophes, artisans et industriels,

dit Maryline Chasles.

C’est l’originalité de cette démarche qui nous a donné envie d’y aller ».

▶️ www.8fablab.fr


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Promis par son professeur de physique à un avenir d’ingénieur, il a préféré poursuivre sa vocation d’enfant : faire monter très haut la petite entreprise artisanale fondée par son père…

Une vocation précoce
Certains chanceux rencontrent leur vocation au berceau. Sébastien Vignal est de ceux-là. La société qu’il dirige aujourd’hui fête tout juste sa première année lorsqu’il vient au monde, et c’est sous le même toit qu’ils grandissent tous deux, celui de la maison familiale. M. Vignal père a établi dans son garage sa petite entreprise d’électricité. D’emblée, Sébastien aime le métier de son père, qu’il associe à des moments d’intense complicité. A 7 ans, il l’accompagne sur les chantiers ; très tôt, il met à profit les vacances scolaires pour travailler avec lui. L’entreprise s’est déjà étoffée : elle compte 7 à 8 personnes. Sébastien adore s’intégrer à ce groupe, jouissant du plaisir d’« œuvrer tous ensemble à un même projet en se serrant les coudes ». Aime-t-il l’entreprise, son père, ou l’électricité ? Pour lui, la distinction n’a alors guère de sens. Dès 12 ans, il sait ce qu’il fera dans la vie :sa place est dans l’entreprise familiale, qu’il dirigera un jour à son tour, succédant à son père.
Une histoire banale comme il en existe tant ? Dans les temps anciens, sans doute : longtemps, les fils n’eurent pour destin que de prendre la relève des pères. Dans les années 1990, c’est une autre chanson ! Lancé par Jean-Pierre Chevènement en 1985, le mot d’ordre « 80% d’une génération au bac », a été si bien (ou si mal) entendu que les Français y voient la promesse pour tous les enfants d’accéder aux bancs de l’université, dédaignant le bac pro nouvellement créé. Devenir artisan comme papa ? Tout mais pas ça !
Le jeune Sébastien n’en a cure. A la fin de sa Troisième, c’est vers la voie professionnelle qu’il choisit de s’orienter, avec en tête un chemin tout tracé : décrocher son bac électrotechnique, puis s’inscrire
en BTS d’électricité. Dont acte. Or, voilà que l’élève moyen qu’il était au collège prend soudain son envol. En BTS, ses résultats excellents en physique le font remarquer de son professeur. En rester à
l’artisanat ? Quel gâchis ! Sa place est dans une école d’ingénieurs, il en a le potentiel. Seul hic : potentiel ou pas, le jeune Sébastien se moque bien de devenir ingénieur. Fidèle à son rêve de toujours, il aspire à importer un nouveau métier dans l’entreprise paternelle : celui de de plombier-chauffagiste. D’où son projet de décrocher un second BTS, en génie climatique. Au grand dam de son professeur, il s’en tiendra donc à son plan…

L’ambition n’a pas qu’un visage
Certains, dont le professeur de physique, pourront voir dans ce choix un manque d’ambition. La suite leur donnera tort. Car ses deux BTS en poche, Sébastien, certes, se contente d’intégrer l’entreprise familiale à un poste subalterne. Mais, non content de gravir peu à peu les échelons, le jeune homme reprend les études, tout en travaillant. L’entreprise compte alors 20 salariés. Or, Sébastien voit beaucoup plus grand pour elle. Il rêve de la développer. Impossible d’y parvenir, il le sent bien, en en restant à la partie purement technique du métier. M. Vignal gérait en bon père de famille, déléguant à Mme Vignal la comptabilité. Pour acquérir les outils nécessaires à ses visées d’entrepreneur, le fils s’est donc inscrit à une formation en Gestion d’entreprise du BTP. Une semaine par mois, pendant dix-huit mois, à Lyon, quand on travaille à Livron : le sacrifice est lourd. Mais le jeu en vaut la chandelle. Car c’est à cette formation ainsi qu’à ses deux BTS que Sébastien Vignal doit d’être aujourd’hui à la tête d’une entreprise de 60 salariés en plein essor, « Vignal Energies », cumulant les métiers d’électricien et de plombier-chauffagiste. Sans sa formation en gestion, sans doute n’aurait-il jamais eu l’idée de transformer le mode de gouvernance de l’entreprise en créant un comité de pilotage, dont il a promu les membres au rang d’associés. Le résultat est là : une holding, deux sociétés – une pour chaque métier. Vignal Energies est armée pour continuer sa progression. Pour autant, Sébastien Vignal n’a rien sacrifié à ses premiers rêves : dans cette gouvernance partagée, il retrouve, magnifié, son plaisir d’enfant d’« œuvrer tous ensemble à un même projet en se serrant les coudes ».

De la difficulté de « grandir » en France
Reste que pour un entrepreneur, il n’est pas facile de se développer, en France.

« La France est un pays merveilleux, dit Sébastien Vignal, mais elle a deux défauts : on n’y aime pas les gens qui réussissent, et les métiers manuels y sont dévalorisés. Nos jeunes et notre économie en sont les principales victimes. »

Pour se développer, il faut embaucher. Or, comment embaucher quand la voie royale de la formation à un métier – l’apprentissage – souffre d’un discrédit ? Ce discrédit, Sébastien Vignal l’impute principalement aux parents, qui ne rêvent que d’études générales pour leurs enfants, alors même que ceux-ci ont une vocation pour un métier manuel et s’étiolent à l’école avec de mauvais résultats. Ne lui dites pas que les temps changent, et que les effets d’annonce récents sur l’excellence de la voie pro et de l’apprentissage commencent à porter leurs fruits. Il constate plutôt le contraire : alors qu’il y a cinq ans, il disposait de quinze CV pour recruter des apprentis, il n’en a plus que cinq aujourd’hui.
Pour Sébastien Vignal, la richesse d’une entreprise tient à sa capacité de recruter de bons collaborateurs. Or, dit-il, « un apprenti est un collaborateur à part entière. Ce n’est pas un paquet de biscuits qu’on achète au supermarché ! ». Ce qui présuppose de pouvoir le choisir, et de bien le former en le confiant aux meilleurs pédagogues de l’entreprise. Aussi l’étape de l’embauche est-elle gérée, chez Vignal Énergies, avec le même sérieux que celle d’un salarié. Relevé de notes, CV, lettre de motivation, premier, puis second entretien… Résultat : un salarié sur trois, chez Vignal, est un apprenti embauché. Mais la raréfaction des CV pourrait bien mettre cette belle réussite en danger.

Susciter et nourrir les vocations manuelles et techniques
Pour contrer cette tendance, Sébastien Vignal mise sur la bonne parole qu’il s’en va prêcher en collèges. Son pari : motiver les enfants, pour faire bouger les parents.

« Je vais à la rencontre des élèves pour leur faire connaître nos métiers, dont ils ignorent tout. Je leur donne les bons arguments pour convaincre leurs parents : nos métiers ne sont pas délocalisables, et permettent en même temps de trouver du travail partout. Ce sont des métiers dont on aura toujours besoin… Des métiers d’avenir ! »

Et des métiers où la motivation et le sens du travail permettent de monter très haut, témoin le salaire mensuel de 5 000 euros qu’affiche à 39 ans un ancien apprenti formé, puis recruté par Vignal Energies – de quoi faire pâlir bien des Bac+9…

« En s’attaquant aux préjugés dont souffrent les métiers manuels et en mettant ces derniers à l’honneur, le Festival des Vocations va dans le bon sens »,

conclut Sébastien Vignal.

Aussi son entreprise contribuera-t-elle financièrement au Festival, de même que le Groupement des Entreprises du Val de Drôme, dont elle fait partie…



BLANDINE DE MONTMORILLON

Co-fondatrice de l’association « Compost & Territoire » - Drôme

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Ex-botaniste, ex-prof de SVT, elle s’est convertie à un nouveau métier : maître-composteur…

Depuis quelques années, les supputations vont bon train : combien d’emplois sont appelés à disparaître, balayés par l’intelligence artificielle ? Chirurgiens, boulangers, caissiers, la menace n’épargne personne… Ou presque. Car s’il est une angoisse que Blandine de Montmorillon ne partage pas, c’est bien celle-là. « Maître-composteur », affiche sa carte de visite. Un métier tout nouveau, référencé on ne peut plus officiellement par l’ADEME. Et qui, à l’en croire, a de beaux jours devant lui…

Un métier né d’une loi

Comment naît un nouveau métier ? Celui de « maître composteur » doit ses lettres de noblesse à la loi de transition énergétique, promulguée en 2015, qui stipule qu’en 2024, tous les pays de l’Union auront obligation d’effectuer le tri à la source des biodéchets. En d’autres termes, d’ici 5 ans, tout ce que l’homme a emprunté à la nature et qu’il n’a pas intégralement consommé – épluchures, bouquets fanés, coquilles d’œufs, reliefs de viande et de poisson... - devra réintégrer le cycle naturel.

L’objectif de la loi est double : d’abord réduire le volume de déchets à transporter, à stocker, à brûler – autant d’opérations à la fois coûteuses et génératrices de CO2. Et du même coup, réparer l’écosystème, en rétablissant le cercle vertueux de l’azote et du carbone. Non contents de ne plus polluer, les déchets enrichissent la nature… Par quel miracle ? En changeant à la fois de statut et de forme : ils étaient détritus, voués à la poubelle. Ils deviennent compost, ce stade transitoire désignant la matière lorsqu’elle se transforme en humus.

Le compost, ou l’art d’imiter la forêt

Pour parler de compost, Blandine de Montmorillon a des accents lyriques. Assimiler le compost à un déchet ? Une hérésie ! s’offusque-t-elle, rappelant au passage que « compost » est cousin de « compote », ce régal des gourmets. Fabriquer son compost, c’est imiter l’opération qui se produit dans la forêt, où les feuilles, les brindilles, les carcasses d’animaux, mélangées et dévorées par une multitude de petites bêtes, des insectes aux lombrics, se transforment en quelques mois en une belle terre noire et grasse, la plus riche qui soit. C’est se rappeler que dans la Nature, la mort est source de vie.

Reste qu’une famille, surtout citadine, n’a pas grand-chose de commun avec une forêt. Transformer en humus des kilos d’épluchures, d’arêtes de poisson, de gras de viande et de papier journal, voilà qui ne s’improvise pas. Il faut être initié. C’est à quoi sert le « maître composteur ».

Les ingrédients du compost ? D’abord un composteur – un bac, sans fond posé à même la terre, porte d’entrée des « petites bêtes » qui effectueront le travail. Des déchets organiques, qu’il ne suffit pas de jeter : il faut d’abord les réduire en petits morceaux ; veiller à l’équilibre entre l’humide (épluchures…) et le sec (papier et carton), quitte à mouiller d’eau s’il le faut ; brasser, pour l’aérer, la matière en décomposition – une simple griffe suffit au quotidien, une fourche une fois par semaine. En bref, pour réussir un compost, il faut une technique, que maîtrise le maître composteur. Faute de quoi, c’est l’échec assuré, avec à la clé des mauvaises odeurs ou pas de compost.

Le maître-composteur : un pédagogue

Le maître composteur est avant tout un pédagogue. Si la technique du compost n’a pas de secret pour lui, c’est à d’autres qu’il confie le soin d’effectuer le suivi des composteurs en place dans son secteur. Ces autres – guides composteurs pailleurs, ou référents de site bénévoles -, il lui incombe en revanche de les former. Et donc, en premier lieu, de les intéresser à l’art du compostage. Plusieurs fois par semaine, le maître composteur prêche la bonne parole sur son territoire à l’occasion de réunions publiques, de marchés... Son objectif : convaincre les particuliers, mais aussi les diverses collectivités (écoles, entreprises, élus…) d’installer un composteur. Fourni à une famille dotée d’un jardin, le composteur sera dit domestique. A un quartier (environ 50 familles) il sera partagé : composé de 3 bacs, il est alors installé dans un espace accessible (square, jardinet d’un lotissement…) et sa surveillance est confiée à un référent. A une entreprise, une école, une maison de retraite, etc., il est dit « autonome » et sert à accueillir les déchets organiques des cantines. Là encore, un référent y sera préposé – le plus souvent, un membre du personnel de la cantine.

Prêcher la bonne parole du compostage ne va pas de soi. Si les enfants des écoles sont les plus aisés à convaincre – une demi-journée d'animation suffit à les convertir à l’amour des lombrics -, les élus s’avèrent souvent réticents, pour des raisons strictement budgétaires. A raison de 750 euros le composteur, à quoi s’ajoute la rémunération du suivi et de la formation, l’investissement « compostage » apparaît rarement comme une priorité. A tort : grâce à ses quelque 20 composteurs collectifs, la Communauté de Communes du Val-de-Drôme, qui compte parmi les pionniers, a déjà réduit significativement son volume de déchets, et ce n’est qu’un début ! A terme, l’économie ainsi réalisée permettra d’assurer à la fois le financement des composteurs, du suivi et de la formation. Avec à la clé de merveilleux bénéfices secondaires : outre que le composteur permet au citoyen de se réapproprier la gestion de ses déchets, il rapproche l’homme de la nature et crée du lien social, devenant le lieu idéal où échanger des recettes de cuisines et autres bonnes adresses de producteurs…

Notre avenir passe par le compostage !

Le compostage est un secteur d’avenir, Blandine de Montmorillon en est convaincue. Une collectivité d'Auvergne l'a bien compris, qui embauche actuellement, pour chaque communauté de communes, un maître-composteur et plusieurs guides-composteurs-pailleurs en charge d’informer les habitants. Un tel exemple permet d’imaginer à terme plusieurs milliers d'emplois pour le territoire français. La formation, aujourd’hui de courte durée (quelques mois pour un maître, 6 demi-journées pour un guide), fait en outre de ces deux métiers un débouché idéal pour les Territoires Zéro Chômeur.

Mais au-delà des emplois, c’est une mutation profonde des mentalités que peut favoriser le compostage, en invitant la nature oubliée jusqu’au cœur des villes. A la clé ? Un retour salutaire au respect de l’environnement, bien sûr.  Mais pas seulement. Car l’observation de la nature, confie cette ancienne professeure de SVT, possède une vertu pédagogique que peu soupçonnent : celle de révéler à eux-mêmes les élèves en échec scolaire.

« Libérés des normes imposées, les cancres observent la nature avec passion… Combien en ai-je rencontré qui venaient à la science, ou à la poésie, par la seule vertu de quelques heures passées à observer la terre et la vie qui l’habite ! »

Raison de plus pour venir initier le jeune (et moins jeune) public du Festival des Vocations à l’art du compostage !

Rendez-vous à Mirmande le 1er juin 2020 avec l’Association Compost & Territoire pour découvrir la mutation du compost en humus, et son petit maître d’œuvre : le lombric…

http://compost-territoire.org/


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THIERRY L’HER

Groupe CAN Partenaire du Festival des Vocations

Il se rêvait mécanicien, sur un bateau de la marine marchande… Il dirige aujourd’hui FORMACAN, centre de formation au travail en hauteur créé par le Groupe CAN. Sa vocation : susciter la rencontre réussie entre un métier exercé dans une entreprise, et un individu qui prendra plaisir à y exceller…

De la Marine à la technique 

« Je suis arrivé en Troisième en conflit avec le système scolaire ! » lâche d’emblée celui qui dirige aujourd’hui Formacan. Curieuse entrée en matière pour un homme qui a consacré l’essentiel de sa vie à la formation… Du collège, Thierry L’Her ne garde certes pas un bon souvenir. « Soit vous êtes bon en maths, et on vous oriente vers une carrière scientifique. Soit vous êtes bon en lettres, et vous ferez des langues, du commerce ou de la gestion. Si votre profil est classique, tout va bien. Sinon… » Par malchance, il fait partie de ces nombreux « sinon » dont le système ne sait trop quoi faire. Le rêve de ce mauvais élève : devenir marin. Mais au collège, personne ne s’en soucie - à l’exception de son professeur de français. Qui lui suggère de s’inscrire dans un CEI (Collège d’Enseignement Industriel) dédié aux métiers industriels de la Marine. C’est là qu’il découvre le bonheur d’étudier – pas le français, les langues ni les mathématiques, mais sa matière de prédilection : la mécanique.

Il se trouve qu’en ces années-là, la marine marchande n’embauche pas. Nécessité fait loi : Thierry L’Her ne deviendra jamais marin. Mais il a pris confiance en lui… Son CAP et son BEP en poche, réconcilié avec les études, il passe un bac technique, puis un BTS technico-commercial. Quelques années plus tard, le voici directeur technique adjoint du Salon Batimat. Le cancre a réussi. Sans doute est-ce ce qui lui donne l’audace de démissionner lorsque son épouse lui annonce qu’elle est mutée à Chambéry. 

La formation professionnelle, ou le bonheur d’un technicien

Thierry L’Her a la technique dans la peau. Rien ne lui est plus étranger que le flou, l’à peu près. Son truc à lui : résoudre un problème concret en le décomposant avec méthode. De préférence un problème complexe – c’est bien plus amusant. Alors qu’il s’interroge sur sa reconversion, une série de rencontres décide de son nouveau métier : la formation professionnelle (dont il ignore tout) dans l’industrie (qu’il connaît sur le bout du doigt). Embauché dans une association de formation pour les métiers de la métallurgie, il se voit confier la mission de remettre d’aplomb un programme de formation mal en point. Et découvre une nouvelle forme de technique, appliquée cette fois aux métiers

Le problème est des plus complexes, comme il les aime :

 Soit a) des entreprises en besoin de recrutement ; b) des individus en quête d’un métier. 

Comment faire se rejoindre les deux ? Comment permettre aux entreprises de recruter les personnes dont elles ont besoin – et aux personnes de réussir dans le métier qui leur convient ?

Pour le résoudre, trois étapes nécessaires :

  • Lister les compétences dont l’entreprise a besoin ;

  • Concevoir une formation permettant d’acquérir ces compétences ;

  • Imaginer la pédagogie qui permettra aux élèves de suivre aisément cette formation.

Allez savoir pourquoi, en France, on confie alors la question numéro 1 à des personnes qui n’ont pas les moyens d’y répondre, puisqu’elles ignorent tout du monde de l’entreprise actuel. D’où un système boiteux, bâti sur des référentiels au mieux approximatifs, au pire erronés. Avec pour résultat un décalage criant entre la formation et les besoins des entreprises. 

L’ex-cancre a trouvé sa voie : la rédaction de « référentiels de compétences ». Qui lui permet non seulement de bâtir la formation adaptée à chaque métier, mais aussi de dénicher les profils à qui ce métier ira comme un gant... Directeur du Pôle Industriel d’un AFPI/CFAI, puis créateur d’un GEIQ (Groupement d’Employeurs pour l’Insertion et la Qualification) BTP, pendant 17 ans, celui qui n’a pu accomplir sa vocation se mettra au service de celle des autres.

Le Festival des Vocations s’invite à Formacan !

On comprend dès lors l’intérêt de Thierry L’Her pour le Festival des Vocations.

« Chacun doit avoir la possibilité de choisir sa voie, sa formation, son métier, en fonction de ses habiletés qui, avec l’expérience, deviendront des compétences ! plaide-t-il. Mais pour y arriver, deux conditions sont nécessaires : les parents et les enseignants doivent cesser de considérer la voie pro comme une voie par défaut - l’intelligence de la main existe ; les entreprises, de leur côté, doivent faire l’effort de définir clairement les compétences requises par chaque métier et considérer les collaborateurs comme la première des richesses. » 

Aujourd’hui, Thierry L’Her dirige Formacan, le centre de formation du Groupe CAN, spécialiste mondial des travaux d’accès difficiles, sur cordes en particulier. Faut-il y voir un clin d’œil du destin – lui qui n’a pu travailler sur la mer, le voici qui forme les pros du travail en hauteur ? Une certitude : son approche a contribué à professionnaliser le métier de cordiste. Ne lui parlez pas d’aventure, de risque, de grands frissons… A Formacan, on ne joue pas avec le risque : on apprend à l’analyser pour s’en prémunir, afin d’exercer son métier de la verticalité avec la même précision que de plain pied. Ce qui requiert de la méthode, de la technique et de l’intelligence collective.

Les participants du Festival des Vocations pourront juger sur pièces : exprès pour eux, Formacan organise avec les Compagnons du Tour de France trois jours d’atelier d’initiation au travail en hauteur avec des mises en situation professionnelles concrètes. Ce sera à Mirmande du 30 mai au 1er juin 2020…